Constantes du caractère

« Pourquoi faire part de nos opinions ? Demain, nous en aurons changé. » (juillet 95)

« Admirer, aimer, respecter, c’est s’amoindrir.
Tous ces enfants qui jouent et crient dans la rue, s’ils pouvaient mourir...
Lorsque, dans une conversation, j'émets des arguments pour telle ou telle chose, dans tel ou tel sens, il me serait tout aussi aisé d'émettre des arguments dans le sens opposé. Cela est du reste souvent un jeu pour moi.
Je fais tout ce que je veux de moi-même. » (août 95)

« Je fais de moi tout ce que je veux » (10.05)

« Et quelle qualité : il était unique. » (10.09.98)

« Quel ennui me donne une salle de spectacle ! J'y vois tout de suite un grand jeu de massacre. J'aurais plaisir à choisir dans les spectateurs les plus grotesques pour les abattre avec une balle de crin. Mais surtout m'y ennuie le bruit que les acteurs font en parlant. » (13.08.00)

« Ce n’est pas brillant, moi dans la littérature tout à fait. D’abord, je ne réussis pas à m’y mettre tout à fait. Ce qu'on fait autour de moi ne m'intéresse pas assez. Je m'en aperçois de plus en plus : une seule chose m'intéresse : moi, et ce qui se passe en moi, ce que j'ai été, ce que je suis devenu, mes idées, mes souvenirs, mes projets, mes craintes, toute ma vie. Après cela, je peux tirer la ficelle. Tout le reste ne m'inté­resse que par rapport à moi. » (06.05.03)

« Je ne suis décidément pas assez fou de moi.
On m'a fait ces jours-ci envoyer des exemplaires pour le Prix Goncourt. Je trouve cela hideux. Un prix ! La littérature primée ! Pauvres choses ! Des potaches, quoi ! Il est vrai que cinq mille francs ! Et peut-être cela peut-il se passer en silence. Que de bonnes volontés rencontrées. Ah ! je pourrai le dire : j'aurai inspiré de la sympathie à tous ceux qui m'auront connu, et je suis si sec, pourtant, trois jours après les choses. La vie n'est pas assez suivie, il n’y a que des à-coups, et les intermittences sont trop longues. Ces notes aussi sont écrites beaucoup trop vite, avec pas assez de réflexion. Tout n’est-il donc que besognes ? » (06.05.03)

« Je n'ai jamais eu de chance avec les femmes. Il est toujours arrivé un moment où leur bêtise a dépassé mon amour. » (21.08.03)

« Je songe aussi que j'ai un grand défaut, et grave en cette sorte de choses : je ne donne pas de plaisir aux femmes, ayant fini en cinq minutes et ne pouvant jamais recommencer. D'autre part, si j'attends, adieu ! J'ai vite fait de me laisser tout à fait distraire par mes réflexions. Je n'aime dans l'amour que le dévergondage. Je n'ai rien du soupirant. La patience pour faire la cour à une femme me manque tout à fait. Rien ne m'ennuie­rait plus. Je ne vois le plus souvent dans les femmes qu'un plaisir des sens. Si je connais un peu une femme, et qu'elle paraisse vouloir en arriver à une certaine chose, je serai gêné, indécis, examinant tous les possibles, et finalement n'aboutis­sant à rien, cas Moréno. Ce n'est guère la première fois que j'aurai du plaisir avec une femme. Il faut une certaine intimité pour arriver au dévergondage. Ou alors ne pas se connaître du tout, sentir qu'on ne s'est réunis que pour le plaisir physique. Quelle complexité. » (09.09.04)

« J'ai été ce matin donner la réponse à VaIlette pour les fleurs. Il me recommande de faire surtout un article d'ami, de ne pas éreinter. Morisse m'avait déjà dit tout de suite lundi : « Surtout n'éreintez pas. » J'ai plaisanté : « Vous savez pourtant combien il m'est difficile de dire du bien d'un ami ! » (28.02.05)

« Comme la solitude me manque ! J’en étouffe ! » (18.04.05)

« Pauvres bêtes abandonnées, perdues, mourant de faim, et bruta­lisées ou effrayées par l'un ou par l'autre, comme cette brute, ce matin, qui s'amusait à faire peur à ce malheureux chien. Voilà qui m'attendrit autrement que toutes les histoires et tous les accidents de mineurs. Il n'y a pas de comparaison entre la détresse d'une bête et celle d'un être humain. Celui-ci peut demander, réclamer, etc... L'autre, non, et a encore en plus les mauvais traitements. Je pense souvent aux animaux de Paris. Les chevaux sont les plus malheureux : mal nourris, mal traités, et obligés de travailler - puis viennent les chiens perdus - puis les chats abandonnés qui eux du moins peuvent se dérober au coups et aux prises - puis les oiseaux. Je me moque du ton vieille femme de tout ce que je viens d’écrire, et l’on peut dire que c’est idiot, cela m’est égal. » (17.03.06)

« Il est difficile d’avoir de l’esprit avec des gens bêtes. » (25.12.06)

Une grande force : l'homme qui peut ressortir ses axes de pensées poussiéreux, les comparer avec ceux du moment et constater que ce sont les mêmes.
« Je n'ai pas changé, je n'ai pas baissé. Au contraire, je me suis renforcé, accusé dans ce que je suis. J'aime toujours plus que tout la hardiesse, la liberté, la personnalité, ce qui va devant, en hauteur, et au besoin contre tout. » (07.01.07 [pb de date])

« Maintenant, il y aurait peut-être un singulier plaisir, vif, et grand, de commettre une complaisance justement vis-à-vis de celui que je méprise le plus. » (07.11.07)

« Je sens que je deviens très misan­thrope, depuis quelque temps, sauvage en diable. Les gens me sont antipathiques, mon grand amour d'autrefois pour la soli­tude m'a repris très fortement. Je regarde cette transformation avec curiosité, me demandant quoi l’a produite. Je n’ai été blessé, ni déçu par personne, et personne non plus ne m'a nui. Je ne trouve même autour de moi que des sympathies, de vraies sympathies. C'est cependant un fait : ma sauvagerie redevient très grande, avec ceci en plus, cette antipathie dont je viens de parler. » (29.12.07)

« Toujours mon étonnante réputation, dont je ne me doute à aucun instant. Je ne sais pas si c'est que je suis autrement qu'un autre, ou que j'ai une vue plus exacte des choses, même me concernant. Jamais il ne m'arrive de songer que je peux avoir, de plus ou moins proches, une réputation même très restreinte, même bornée au monde des jeunes écrivains. Jamais, non, vraiment. Il y a un proverbe qui dit qu'on n'est jamais un grand homme pour son valet de chambre. Je suis bien sûr de n'être jamais un grand homme pour moi-même. » (22.05.08)

« Moi cette affaire me va. Elle rentre tout à fait dans mon antipathie féminine, mon mépris des femmes. Toute la femme est bien là au complet : hystérie, mensonge, comédie, dupli­cité, absence de sens moral, raisonnement faux, bêtise incom­mensurable qui les fait s'enferrer sur des détails saugrenus. Rien que de la passion, aucune intelligence. L'idée fixe de leur intérêt, aucun raisonnement à côté. Elles agissent. Quant à se faire la moindre idée des suites possibles de leurs actions, incapacité complète. C'est leur supériorité, et leur infériorité. (...)Les femmes manquent trop de la faculté de dédoublement, d'analyse. Elles ne sortent pas assez d’elles-mêmes. Incapacité de se mettre dans les sentiments d'autrui, de saisir les nuances, les contradictions aboutissant néanmoins à, un acte unique, la logique apparente de faits illogiques en réalité. Elles seront dans cette affaire ce qu'elles sont partout : pour ou contre, d'une façon également absolue et entêtée, faussant inconsciemment le sens de toutes choses. » (26.11.08)

« Rouveyre nous donne des nouvelles de Moréas. Grande tran­quillité, vrai stoïcisme, et sans chiqué. Aujourd'hui, il s'est occupé avec un notaire de compléter son testament. Le médecin le donne comme perdu.
La mort, ce n'est rien, - la vie, pas beaucoup plus. » (16.03.10)

« Où est-il l'homme d'esprit qui saurait supporter que son convive de la veille soit le lendemain son critique, même au besoin son satiriste. Je le proclame le sage des sages, le philosophe des philosophes, l'homme d'esprit par excellence, s'il existe. Je crois bien qu'il existe et pas loin de moi, et que je crois bien le connaître. Il aime se moquer, et si on se moque de lui il ne demande qu’une chose : que la moquerie soit jolie. » (21.05.11)

« C'est la sottise des gens que je vois, leurs ridicules et leur vanité, c'est la platitude des pensées et des productions actuelles, qui me donnent de l'esprit et entretiennent et alimentent ma raillerie. » (14.02.12)

« La guerre, c'est le retour légal à l'état sauvage.
Je n'ai jamais rien vu de grand, dans la vie, que la cruauté et la bêtise.
Au-dessus du devoir, il y a le bonheur. » (03.01.16)

« Ah ! J'ai vive­ment répliqué : « Est-ce que vous me prenez pour un ramolli. Quand je ne me suis pas ému ni troublé le premier jour, croyez-vous que je vais le faire maintenant. Je ne suis pas de ces imbé­ciles. Voyez-vous ce Gourmont, qui fait toute sa vie profession de mépriser tout, et qui prend soudain l'âme d'une modiste. Je le pense et je l'écrirai un jour. Quand un homme a eu, dans toute son oeuvre, une attitude intellectuelle et morale qu'il dément et renie ainsi en cinq minutes, c'est un arlequin litté­raire et son oeuvre égale zéro. La sincérité ne m'importe pas. C'est la solidité d'un esprit qui m'occupe, Gourmont, je le lui ai dit un jour, était un faux sceptique, et pour l’esprit philosophique, il a pu l’avoir comme littérateur. Comme homme, non. Pas l’ombre. » (19.02.17)

Sur Dumur :
« J'ai dit à Pioch que la hardiesse des gens comme Dumur et l'effet des choses mensongères qu'ils écrivent sont faits du silence des gens qu'il calomnie, qu'à sa place, je lui répondrais, au contraire, mais sans colère, sans indignation, en me moquant de lui, en le tournant en ridicule. Cela est on ne peut plus facile. Ce Suisse qui fait du patriotisme français pire qu'un Français, cet ancien internationaliste qui est devenu nationaliste jusqu'à la haine, ce protestant qui écrit des romans pleins de passages presque pornographiques, il y a de quoi amuser et faire rire toute la galerie, d'autant plus que Dumur n'a aucun esprit et sera bien empêché de répondre de la même encre. Pioch m'a quitté en me disant qu'il allait en parler avec ses amis - car il n'est pas le seul pris à partie par Dumur - et réfléchir. » (8.11.22)

« Je suis toujours resté dans mon coin. Je n'ai fréquenté ni les cafés littéraires ni les salons. Je suis critique dramatique et quand je vais au théâtre je ne connais personne et bien peu de gens me connaissent. Je ne vais jamais déjeuner ni dîner en ville, au milieu de gens qui recherchent la société des gens de lettres. (...) Cela m'a sauvé des compliments et de la vanité. Cela m'a sauvé aussi de la gravité et du danger de me prendre au sérieux, convaincu de mes mérites. De même que ma sauvagerie et mon isolement m'ont conservé ma liberté d'esprit, elles m'ont aussi préservé de la sottise de l'esprit. » (30.01.23)

« Tout cela est de la morale la plus bête. Il n'y arien dans tout cela de scandaleux. Les gens prennent leur plaisir d'une façon, les autres d'une autre. Dites que vous ne partagez pas ces goûts, voilà tout. Scandaleux ! Il n’y a jamais rien de scandaleux dans ce domaine, pas plus que dans un aucun autre, je crois bien. » (10.04.23)

« Je me désintéresse vraiment trop des cérémonies littéraires. J'aurais dû aller à la petite affaire de la plaque posée, rue Rousselet, sur la maison habitée par Barbey d’Aurevilly. Cela m'aurait fait plaisir, d'abord, de revoir la rue Rousselet. Ensuite, j'aurais vu parler Bourget. Le compte-rendu que je lis dans le Mercure me donne des regrets. J'ai vraiment tort de ne pas être plus curieux. Je ne parle pas pour la cérémonie Mallarmé à Valvins. Mallarmé peut être cher comme homme à ceux qui l'ont connu. Or, je ne l'ai pas connu, et comme écrivain, il ne m'intéresse pas le moins du monde.
J'aurai été un curieux homme de lettres. Je suis arrivé à une petite notoriété. Or, je ne connais personne, je ne vais nulle part, des écrivains m'envoient leurs livres avec des témoignages d'estime littéraire et je ne réponds jamais, pas plus que je ne lis lesdits livres. Je n'aurai vraiment pas cultivé la « réussite », ni les relations. Et le pli est pris, bien pris. Il me faudrait maintenant sortir, voir des gens, ce serait pour moi, moralement et matériellement, une corvée énorme. » (30.10.23)

« Curieuse fabrication que la mienne. (...) J'ai toujours eu l'extérieur le plus gai, plein de boutades, de moqueries, de sarcasmes, je passe pour avoir de l'esprit et la langue « bien pendue » et dans le privé un moral à me ficher à l'eau tous les jours. » (16.12.23)

« Cela m'a rappelé ce que m'a dit une fois Vallette, un jour que nous parlions politique (pour employer un mot commode). « Au fond, vous êtes un aristocrate. Tous vos faits et gestes, vos façons d'agir, le prouvent. » C'est vrai tout au moins dans le domaine des choses de l'esprit. » (01.03.24)

« Elle [Mme Cayssac alias la Panthère ou Le Fléau, à vérifier] m'a dit aussi une chose profondément vraie : « Vous avez toujours fait votre malheur vous-même. Cela ne vous déplaît pas, du reste. Vous aimez assez être malheureux. Cela vous plaît. Vous y trouvez une sorte de jouissance. Vous vous amusez à casser les choses exprès. Vous me l'avez dit vous-même : vous avez fait ainsi avec votre première maîtresse, avec votre mère. » Il y a beau­coup de vrai. Je n'ai pas encore tout à fait perdu ce goût pour les choses malheureuses. Il m'est arrivé souvent, en me raccom­modant avec elle, de trouver moins de plaisir moral, de jouis­sance morale plutôt, que dans l'état de privations et de chagrin. Au fond, c'est déplorable et je blâmerais cela chez un autre. Déplorable surtout aujourd'hui. Supposons qu'elle s'entête, qu'elle n'écrive pas, que je n'écrive pas, qu'elle revienne sans que j'aille la chercher. Quatre mois de séparation complète ? Je suis capable de ne pas savoir comment m'y prendre pour la retrouver chez elle, enlever mes affaires et ne plus repa­raître. J'avais le coeur serré tout à l'heure en pensant à mes 53 ans. 60 seront vite là. Que de choses encore plus finies ! » (29.06.24)

« Les choses de l'amour ne sont décidément possibles, au moins pour moi, qu'avec cette attraction. J'ai passé mon temps à faire en moi-même cette différence. Ce que j'ai écrit une fois est vrai : j'aime mieux rêver que je fais l'amour avec la femme que j'aime que de faire l'amour avec une femme que je n'aime pas. » (22.02.25)

« Tout à fait curieux comme je n'ai jamais eu aucune timidité avec Colette. Je crois avoir déjà noté cela, il y a bien des années, quand je la voyais de temps en temps au Mercure. C'est vrai­ment la seule femme, dans ce genre de relations, qui me donne autant d'aisance. » (16.06.25)

Ce genre d'histoire - c'est la troisième ou quatrième du même genre dans l'espace d'un mois, - me plaît beaucoup, me fait grand plaisir. Cela amènera peut-être les gens à surveiller un peu mieux les jeux sauvages de leurs enfants.
Ces histoires me font plaisir comme me font plaisir celles d'un chasseur à qui son fusil a éclaté entre les jambes, ou qui a tué par mégarde un autre chasseur, ou celles d'un chasseur de fauves qu'un tigre a mis à mal pour de bon. Je vois là une sorte de revanche des malheureuses et innocentes bêtes que ces Tartarins prennent plaisir à tuer.
Les larmes me venaient tantôt en pensant à ces êtres déli­cieux qui m'ont témoigné tant de gentillesse, tant d'affection (...). Je ne les oublie pas, je ne les oublierai jamais. Ils sont vraiment ce que j’ai le plus aimé, sans désillusions. » (05.04.26)

« Et dire qu'il y a des gens qui se donnent une peine du diable pour se faire des relations, des amis, pour faire parler d'eux, de ce qu'ils écrivent, qui fréquentent à droite et à gauche, font des salamalecs et se répandent en compliments. Je n'ai jamais rien fait de tout cela, restant dans mon coin, n'allant nulle part, ne demandant rien à personne et plutôt complimenteur de ma personne, comme dans mes écrits, et il se trouve que je suis connu, que je suis apprécié, que j'ai des sympathies et que même des gens que j'ai houspillés s'intéressent à moi et cela tout en étant par-dessus le marché un écrivain sans volumes, un écrivain resté un écrivain de revue. » (02.08.26)

« Et voilà. Comme il en est, comme il en a toujours été et comme il en sera toujours, probablement. Un groupe de coquins qui tirent les ficelles et mènent le jeu dans le sens qui convient à leurs intérêts ou à ceux qu'ils représentent, pendant que la foule des niais, partout, coupent dans tout, ne voient rien, avalent comme Evangile tout ce qu'on lui raconte, et risque, sans savoir trop pourquoi, le jour que quelque chose ne va plus. Comme je suis heureux de n'avoir jamais cru, même dans ma jeunesse, à toutes les bêtises civiques, d'avoir toujours été, au contraire, extrêmement méfiant. Passe de subir, puisqu'on ne peut l'éviter. Mais ne pas être dupe, c'est toujours cela. » (31.12.26)

Auriant rapporte à Léautaud que Robert de Flers l'a traité de « voyou des lettres ». Droit de réponse.
« Parce qu'on écrit la vérité sur ces gens, parce qu'on ne s'occupe pas de leur plaire, parce qu'on fait sa carrière sans rien leur demander, parce qu'on n'est pas un pied plat comme la plupart de ceux qui les entourent, parce qu'on a écrit pendant sa vie pour tout autre chose que l'argent, on est un voyou des lettres. Ces messieurs ont les honneurs, les femmes, l'argent, l'admiration des sots et ils ne sont pas encore contents ? Moi, je suis content, qui n'ai rien de tout cela, et je ne changerais pas avec eux. C'est donc moi qui ai raison. » (22.02.27)

« Mieux vaut rester un écrivain obscur, pauvre et même empêché d'écrire tout ce qu'il voudrait ou pourrait écrire que de se plier à la médiocrité et à la bassesse de ces gens-là. » (04.03.27)

« C'est ma nature : je suis toujours du côté de celui qui souffre et qui pâtit et je n'ai pas le goût du châtiment. » (23.08.27)

Lors des manifestations contre l'exécution de Sacco & Vanzetti.
« Il paraît qu'un groupe de manifestants, place de l’Etoile, s'est amusé à cracher (on dit même : pisser) sur la tombe du Soldat inconnu. (...) C'est bien le seul hommage qui convienne à cette ordure patriotique. »
« Il n 'y a pas besoin d'être "communiste" pour penser comme je pense. Je suis loin d'être communiste. Je suis un aristocrate, mais il y a dans cette invention du Soldat inconnu un tel cabotinage, une telle idolâtrie guerrière. » (24.08.27)

« Je ne sais plus comment je suis venu à parler ensuite de la Russie, où voilà maintenant qu'on apprend au peuple la notion de la Patrie et la nécessité de mourir pour elle, ce que j'ai dit en éclatant de rire, rappelant combien j'ai dit, dès le premier jour, que la Révolution russe, c'est la Révolution française, la pre­mière voulant bolcheviser l'univers, tout comme la seconde voulait porter la liberté à tous les peuples. » (02.09.27)

« Et cette coutume de fêter le premier jour d'une nouvelle année ? Fêter le premier jour d'une année de plus, d'une année qui vous rapproche un peu plus de la fin de la comédie ? Pour ma part, j'ai toujours été ce jour-là d'une humeur à me ficher à l'eau. » (02.01.28)

« Qu'est-ce que je suis, au fait ? A cinquante-six ans, je devrais le savoir. Je ne suis rien, je crois que voilà le vrai. » (26.01.28)

« (...) on ne refait pas son caractère et le mien est toujours tourné du côté du mauvais. » (17.09.28)

Sérieuse remise en cause :
« J'ai pu douter pendant dix ans, imbécilement, si elle m'aimait. Je le sais aujourd'hui, et c'est un plaisir qui me coûte cher, par tout le chagrin et la colère que j'ai d'avoir été si bête, si maladroit, si imprudent, surtout pour n'avoir eu chaque fois aucun plaisir, et n'ayant jamais cessé de l'aimer, elle, ni de pouvoir me passer d'elle, de souffrir d'être privé d'elle pendant ses absences, de souffrir de ses rebuffades, de ses mauvais procédés, de n'avoir de goût, de désir, d'ardeur, d'impatience que pour elle, à l'exclusion de toute autre. Et je me suis conduit comme je l'ai fait, l'aimant comme je l'aimais et comme je l'aime encore ! Comme un homme d'esprit peut quelquefois être bête ! Je peux m'appliquer cela à moi sans ménagements. » (01.02.26)

« Ce matin, à la station de Port-Royal, descente d'un compartiment du train dans lequel j'étais, d'un malheureux soldat d'infanterie de marine, portant sur ses épaules un ballot énorme, accompagné de deux gendarmes, dont l'un le tenait par une chaîne attachée au poignet de son bras gauche. Qu'est-ce qu'a bien pu faire ce malheureux. Et ces gendarmes, le tenir ainsi ? le bagne de la caserne dure toujours malgré les belles phrases des politiciens. Race immonde des gens de police, de quelque catégorie qu'ils soient. » (06.02.29)

« Je le note sans m'étendre : hier à 6 heures et demie, et aujourd’hui à midi, grande chicane avec ma chère amie au sujet des manières de P. avec elle, dont elle est le premier auteur, et aux­quelles elle se prête. C'est tout à fait anodin, c'est entendu mais ce pourrait très bien ne pas l'être. Les comédies de l'indignation et de la délicatesse que jouent les femmes ne prennent pas avec moi. Elle a joué la comédie à son mari à mon sujet. Elle peut me la jouer à moi-même au sujet d'un autre. Cet autre a 84 ans, est à moitié impotent, et est assez répugnant, c'est entendu, mais rien n'arrête les femmes quand le plus petit intérêt est en jeu. Capables de tout, de tout. Une femme est toujours plus ou moins une putain, quelque dehors qu'elle ait, si beaux sentiments qu'elle étale. Une putain, je le répète, et toujours guidée par un calcul. L'homme qui a confiance dans une femme, quelle qu'elle soit, est le dernier des imbéciles. » (06.02.29)

« Le Maréchal Foch devant être enterré aux Invalides, les jour­naux nous exhibent en illustration le tombeau de Napoléon. Je faisais cette réflexion ce soir : les hommes élèvent des autels à ceux qui les ont menés à la boucherie. Niais ceux comme moi qui les plaignent pour les hécatombes auxquelles on les mène.
M. Poitevin, le gérant de la librairie Larousse rue des Écoles, qui me parlait ce soir de la cérémonie d'hier à l'Arc de Triomphe, dans laquelle cent ou deux cents badauds se sont fait à moitié écraser, me disait qu'un de ses clients, lui parlant tantôt du Maréchal Foch, lui a dit cette jolie chose : « Des hommes comme cela ne devraient pas mourir. » Je regrette de n'avoir pas été là. Je lui aurais dit : « On pourrait peut-être le faire empailler. » Je ne nie pas la valeur militaire possible du Maréchal Foch ni les services possibles qu'il peut avoir fendus, mais cette idolâtrie civique et guerrière qui se montre encore dans cette circonstance, cette rhétorique et cet étalage, cette apothéose une fois de plus, dans la personne d'un chef d'armée, d'événements qui sont des monstruosités au point de vue humain... C'est à désespérer de voir jamais une humanité plus intelligente et plus humaine. Il n'y a, comme disait Renan, qu'à se croiser les bras, avec désespoir. » (25.03.29)

« Arland ne paraît pas savoir ce qui, réellement, m'a amené aux bêtes : la pitié, une sorte de sentiment de justice. Il prête à ma haine de l’héroïsme, comme il dit, ce mobile : le goût du naturel. S'il veut ! Il y a aussi le goût de l'intelligence. Un homme vrai­ment intelligent ne tombe pas dans l’héroïsme. Devant le danger, il fait froidement demi-tour. » (01.04.29)

Discussion avec Marnold :
« Il n'est pas de mon avis que ce qu'on a eu ne compte pas auprès de ce qu'on n'a pas. Il trouve que ce qu'on a eu est toujours cela d'attrapé et aide joliment à se consoler de ce qu'on n'a pas.
« Evidemment, dit-il, si j'avais été économe. Si j'avais seulement l'argent que j'ai prêté. Mais l'argent n'a jamais eu de valeur pour moi. J'en gagnais, j'en donnais, je le dépensais. Il ne me serait jamais venu à l'idée d'en garder. »
J'avais justement lu le matin, dans le Soir d'hier, une série d'aphorismes de René Wisner qui n'a pas grand talent mais qui a écrit pour une fois dans cette série une mot assez juste : Qu'est-ce que l'économie ? L'art de ne pas vivre. » (06.09.29)

« J'ai répondu là-dessus à Bernard ce que je pense depuis long­temps à mon propre égard, pour mon manque de hardiesse, d'en­treprise, etc., etc. : c'est de la médiocrité, de la médiocrité de caractère. Je le sais fort bien et je n'ai pas besoin qu'on me le dise. » (09.10.29)

« On a établi un jour, en Amé­rique, je crois, que la plupart des hommes, là-bas, ne dépassent pas, comme intelligence, le niveau d'un enfant de douze ans. On pourrait en faire une règle universelle. » (04.11.29)

« Vous venez, ou vous auriez pu formuler une maxime sur la vie. Ce n'est pas une bêtise. C'est à la fois vrai et faux comme toutes les maximes. J'y pensais encore en lisant le livre de Régnier (Lui et les femmes). Il y a là des choses très bien, dont on pourrait écrire tout le contraire et ce serait encore très bien. » Nous sommes tombés d'accord pour trouver, ce qui n'est pas une nouveauté, qu'il n'y a pas de maxime qui n'ait son contraire et tout aussi juste. » (21.11.29)

« Le tailleur Almazian, soupçonné de l'assassinat de l'indicateur de police Rigaudin et dont l'affaire fait tant de bruit, pour les traitements odieux qu'il a subis des argousins de la Police judiciaire, a un chat. Comme il est détenu préventivement, une de ses voisines a recueilli ce chat chez elle et en prend soin. Or, il paraît que pour avoir recueilli ce chat, cette femme est l'objet de la réprobation fort active de tous les gens de la maison. On la traite de folle, on l'injurie, pour un peu on la soupçonnerait de complicité. Je suis sûr que si ces gens pouvaient tenir ce chat ils l'assommeraient parce que le chat d'un homme soupçonné d'avoir assassiné. On ne se doute jamais jusqu'où peut aller la bêtise et la bassesse humaines. On comprendrait encore, à la rigueur, s'il s'agissait d'un enfant, dont on pourrait dire qu'il tient plus ou moins de son père. Mais un animal ? Vraiment, on en arrive par moments à souhaiter que quelques bonnes bombes débarrassent la surface de la terre de toute la vermine humaine qui y grouille. Babut m'écrivait il y a quelques temps d'Indochine, ceci, en substance : « Vous vous élevez contre la guerre. Vous paraissez savoir d'autre part ce que valent les hommes. N'y a-t-il pas là chez vous une énorme contra­diction ? » Il a complètement raison. Quand on voit ce que valent la plupart des hommes, stupides et cruels, on en arrive à se dire que les faire tuer n'est pas une grande perte. » (18.12.29)

« Comme j'ignorais que Albin Michel habite Bourg-la-Reine, je dis à Vallette : « Ah ! il habite Bourg-la-Reine ? - Oui. Pour le bon air. Et le dimanche, il chasse le sanglier. Il en a même tué trois dimanche dernier. - Curieux tout de même, ces gens placides, ces petits bourgeois comme vous et moi, qui trouvent ainsi du plaisir à aller tuer. » Pas de réponse de Vallette. Moi je le dis carrément d'Albin Michel et ses pareils : Imbéciles ! » (21.01.30)

« Les choses drôles de l’amour. Chaque homme est persuadé qu’il est fourni mieux qu'un autre, qu'il sait donner du plaisir mieux qu'un autre ; Les femmes qui ont le tempérament amoureux sont persuadées qu'elles ont un objet d'une excellence rare, dont doit être bien heureux celui auquel elles l'accordent. Chacun se congra­tule mutuellement sur la façon dont l'a bien partagé la nature et sur son talent au lit. Quel comique ! C'est pourtant ce comique qui fait la passion, l'attachement, le plaisir, la jalousie, le désespoir amoureux, le meurtre passionnel.
Je n'ai jamais été de ces hommes pour qui le changement est la condition du plaisir en amour. Il me faut au contraire l'intimité, l'habitude desquelles résulte la plus grande liberté. Les souve­nirs de plaisirs augmentent mon plaisir. Plus mes souvenirs sont nombreux, plus mon plaisir est vif. A chaque fois, il est grandi de tout le plaisir passé, qui me revient en même temps. » (04.06.30)

« J'ai horreur des femmes maigres. J'ai horreur de certains nez. J'ai horreur de la vulgarité. Une femme trop ordinaire me déplaît. Une femme trop élégante m'intimide. La professionnelle me donne de la gêne et je pense aux risques. Une bourgeoise, je me dis qu'il y a un mari ou un amant. Je pense aux « affaires » : répugnance. Dégoût aussi des toisons au pubis, depuis que je connais le charme d'une motte épilée. » (02.08.30)

« C’est un trait de mon caractère : je dis toujours non, d’abord, pour dire toujours oui, ensuite. » (19.08.30)

« Avoir lu, connaître, les poètes, les prosateurs connus, célèbres : Vigny, Musset, Lamartine, Baudelaire, Flaubert, Balzac, aucun mérite. Rien d'assommant comme les gens qui font étalage, dans leur conversation, de lectures de ce genre, mais avoir lu, connaître les auteurs demeurés sans grande notoriété : voilà la vraie curiosité de l'esprit et du goût. Entre les premiers et les seconds, la même différence qu'entre les gens qui aiment la foule et ceux qui préfèrent la solitude, ceux qui se plaisent à sortir le dimanche et ceux, au contraire, qui, ce jour-là, restent chez eux, ceux qui ont besoin en tout d'un guide et d'un exemple et ceux qui vont d'eux-mêmes aux découvertes. » (24.10.30)

« Je disais hier à Bernard : « Nous avons l'exemple de Dumur. Nous en avons eu d'autres. N'empêche que ni vous ni moi ne cesserons de fumer. Nous savons pourtant ce que cela peut produire. C'est purement imbécile. Nous voyons le mal chez les autres. Du moment qu'il s'agit de nous, nous nous disons sottement que cela ne nous arrivera probablement pas. Cela vaudrait pourtant la peine de faire attention. D'autant que fumer est imbécile, au fond. Cela fait plaisir le matin, les premières cigarettes en se levant, après les repas. Le reste du temps, purement machinal. » (28.05.31)

« Avec toutes les femmes, au début des relations avec elles, il y a une comédie de leur part. » (10.06.31)

« Tout ce qui concerne la Révolution me passionne, dans la haine et le dégoût que j'ai de tout ce qu'elle représente de bassesse et de cruauté. » (11.06.31)

« C'est une histoire qui dure depuis Charlemagne. L'Allemagne et nous, nous les perdons, nous les regagnons, nous les perdons, etc., etc. Je ne connais pas ce général Weygand. Les journaux le présentent comme un aigle. Je le tiens carrément, moi, pour un imbécile et je le dis tout haut. Il y a certainement actuellement en Allemagne des individus de cet acabit qui eux aussi n'ont d'autre pensée que « la reprise des provinces perdues ». Il n'y a pas de raison pour [que] cette bouf­fonnerie finisse, et ne pas se rendre compte de cela c'est être un imbécile. Le civisme, le patriotisme abêtissent décidément les gens, et je parle du patriotisme de petit village comme de celui de nation. Etre fier d'être Bourguignon, ou Marseillais, ou Parisien, ou Breton, ou Tourangeau ? C'est à éclater de rire. » (12.06.31)

« Boll a paru entrer dans cette vue que le caractère et le tempérament sont plus nos maîtres en beau­coup de cas que l'intelligence. On pourrait encore en donner cette preuve que dans certaines grandes secousses sociales, comme l'affaire Dreyfus, comme la guerre, des gens sans culture, sans intelligence remarquable, ont pensé plus sainement, plus droite­ment, plus librement que bien de prétendus « intellectuels ». (05.08.31)

« Magne grand-père ! Je lui dis, comme je le pense pour de bon, pour lui comme pour tous autres : « Grand-père ! Vous allez être un personnage ridicule. C'est la vieillesse, la sénilité, l'attendrissement niais. Mon pauvre ami ! Grand-père ! Cela vous rejette dans les vieillards. Un grand-père. Ce n'est plus un homme. C'est un souffre-douleur à marmot. Je lie vois déjà pas drôle d'être père : Mais grand-père ! Et Mme Magne grand-mère ! Je ne voudrais pas être à votre place à tous les deux. Vous allez être d'un ridicule complet. » (17.09.31)

« Je fais encore une expérience d'humanité, avec une nouvelle bonne ! Sale peuple, qui a un poil dans la main, qui ne songe qu'à avoir le cul sur une chaise, à boustifailler et à boire, qui vit dans le fumier et ne peut parler sans dire cinq lettres à tout bout de champ. » 20.10.31)

Refus de Télin d’éditer In Mémoriam, après avoir promis le contraire et somme rondelette :
« Vallette tout à fait de mon avis quand je lui dis que bien d'autres, dans mon cas, devant la perspective de toucher ainsi une quaran­taine de mille francs, se seraient lancés, auraient pris plus grand appartement, par exemple, ou changé un peu leur train de vie, ou contracté de leur côté des engagements - cela se voit tous les jours dans le monde des lettres, - cela pour se trouver le derrière par terre, parce qu'il plaît à l'éditeur de ne plus exécuter le contrat. Heureusement que je suis un homme sage. » (03.11.31)

Une espèce d’humanisme misanthropique :
« Il n'y a rien à espérer. La bassesse humaine est sans bornes. La cruauté, la bêtise également. Voici ce que je lis dans Le Soir d'avant-hier samedi. Un film sur la guerre Japon-Chine. Des avions laissent tomber des bombes qui éventrent des gens, incendient des quartiers entiers et des gens applaudissent. Pas même le réflexe qui fait qu’on pense à soi en pareille circonstance. Encore moins alors la pitié des victimes. » (29.02.32)

« Découpé dans Le Quotidien d'aujourd'hui cette « réclame » de Claude Farrère pour la vente des Ecrivains anciens combattants, dont il est le président, morceau pris dans Comoedia d'hier matin : (...)
Quel sot prétentieux il faut être pour écrire des choses de ce genre ! Il n'y a qu'à voir Farrère : tout gonflé de son importance. C'est lui le personnage comique dans cette affaire. Comme ses confrères de cette vente. Ces écrivains qui vont tenir un comptoir, qui vendent eux-mêmes leurs livres, qui écrivent sur leurs volumes des envois à des gens qu'ils ne connaissent ni d'Ève ni d'Adam, et des envois qui vont suivant le prix que paie l'acheteur. Cinquante francs : hommage de l'auteur. Cent francs : très cordial hommage. Deux cents francs : avec ma plus vive sympathie. Et quelques minutes après, l'acheteur vous envoie deux pruneaux dans le corps. C'est fort drôle.
Le mot réaliser entre décidément dans la langue avec le sens qu'il a en anglais : se rendre compte. » (07.05.32)

« La colère, les gens qui s'emportent, qui gesticulent, qui perdent tout bon sens, tout contrôle de leur propos, c'est de l'aliénation passagère. Je finirai par croire que l'homme vraiment sain, équilibré, sensé, c'est celui qui peut voir le monde crouler autour de lui et tout entendre et tout subir sans en être atteint le moins du monde. » (09.05.32)

« Tout ce qui est sentiment religieux est aliénation mentale à un degré ou un autre. L'homme sur le champ de bataille qui court avec entrain à la mort : un aliéné provisoire. L'être qui prête un pou­voir magique, surnaturel, à un objet quelconque : croix, sta­tuette, etc., etc., un aliéné partiel. Tout ce qui est superstition, croyance aveugle, est un degré de folie. » (18.05.32)

« Comme je lui demandais des nouvelles de Roger Karl, raconté quelques traits de son caractère sur la question argent : dépensant tout, très généreux, payant le terme d'un ami dans la gêne. Avec elle-même, malgré tout rompu depuis longtemps, il arrive ces jours-ci de Berlin, il la voit dans un mauvais manteau. Part aussitôt lui en acheter un.
Ce que je lui ai dit, alors, de l'espèce d'amour que j'ai pour les gens, ainsi, qui ne tiennent pas à l'argent, de l'espèce de supériorité que je trouve à ces caractères, auprès de celui de gens comme moi, avec leur médiocrité portée à l'économie (...).
(...) si je gagnais beaucoup d'argent, je ne serais pas ainsi, j'en suis presque sûr. Je dépenserais avec plaisir. Mais je gagne 825 francs par mois comme employé. Mes gains littéraires sont rares. Il me faut déjà toucher à mes économies pour la vie de chaque jour. Je suis un homme prudent. Il est vrai que la vraie générosité ne connaît pas la prudence. » (09.06.32)

C' est un paysage étonnant.
Je peux le dire. Je n'ai jamais rien envié à personne, si ce n'est quelquefois l'indépendance matérielle, et une jolie femme à son possesseur. (11.06.32)

« Quelle veine j'ai de ne pas aimer toutes ces saloperies, et je dis bien : veine de ne pas les aimer, car, si je les aimais, il est probable que je ferais comme les autres, bien que sachant le mal qu'elles font. Mais l'odeur de l'absinthe, comme l'odeur du vin, rien que cela me fait sauver. Je flâne beaucoup dehors. Jamais l'idée ne me vient de m'asseoir à un café. En faisant mes commissions, ce soir, je regardais aux terrasses des cafés tous ces individus qui avaient une absinthe devant eux, qui doivent l'avoir ainsi chaque soir. Ils en récolteront certainement les fruits un jour. Je jouissais, en les regardant, de ma tête libre, de mes jambes alertes, de ma démarche légère, de mon corps resté le même qu'à vingt ans. » (04.07.32)

« (...) rencontre de Plan, rue de Condé. Il revient de Genève. Il est écoeuré. Toute une partie de la ville changée. Démolis de vieux immeubles. Remplacés par d'immenses construc­tions en ciment armé. C'est d'un laid. Je lui dis combien je jubile chaque fois qu'il arrive qu'une de ces constructions se fiche par terre et que je voudrais qu'il y ait chaque fois trois cents personnes dessous. Parlé de ce qu'est la vie aujourd'hui. Plus un endroit où on ait le silence. Je lui parle de cette tourbe qui s'est jetée avidement, avec les phonographes et la télégraphie sans fil, sur le moyen d'avoir le vacarme à domicile. Je lui dis que je suis arrivé à juger de la valeur d'un individu par sa capacité à vivre : l° seul - 2° dans le silence. Infiniment rares les individus de ce genre. Je lui dis que moi, par exemple, qui vis chez moi sans même siffler ou chanter, je ne dérange personne, mon espèce de non-être ne nuit à personne. Tandis que tous ces gens, avec leurs musiques. empoisonnent la vie de gens comme nous. Nous nous trouvons d'accord pour dire qu'il faudrait une bonne guerre pour nous débarrasser de toute cette vermine à phonos et à T.S.F. » (05.07.32)

« Sans ma bêtise samedi matin, j'aurais passé, hier et aujourd'hui, deux journées charmantes, avec l'attrait de la nouveauté. Et peut-être cela eût-il marché quelque temps. Et quand j'aurais dépensé à ces plaisirs un billet de mille, et même deux, je n'en serais pas mort. Sans compter la petite excitation au travail que m'aurait donnée cette aventure.
Faut-il que je sois resté jeune, pour m'emballer ainsi et me mettre à la recherche d'une femme que j'ai vue cinq minutes. Avoir 60 ans, et avoir gardé cette jeunesse d'esprit, d'aspect physique (sauf le visage) et de sens, hélas !
Il y a dans un bordel de la rue Mazet, je l'ai vue tantôt par la fenêtre ouverte, une créature merveilleuse, une blonde, opulente, un vrai Rubens. Heureux homme que son amant de coeur.
Je serais totalement incapable de lui adresser la parole. » (15.08.32)

« Ce matin, lettre de la librairie Lardanchet, Lyon, me demandant pour une enquête (...), quels sont les deux ou trois livres que je place le plus haut et que j'estime avoir eu une influence sur ma formation littéraire (je ne sais plus très bien si c'est littéraire ou intellectuelle).
J'ai désigné le Brulard et la Correspondance de Stendhal et le Chamfort des Anecdotes, Portraits et Caractères, avec ces deux observations :
« Je ne les signale que pour des raisons d'attrait, de correspon­dances, de goût, les seules raisons, selon moi, pour lesquelles on aime des livres. Je ne crois pas du tout, au moins en ce qui me concerne, à l'influence d'aucun livre sur la formation d'un écrivain. »
J'ai répondu là très exactement en ce qui me concerne. J'ai un grand goût pour Stendhal. On ne peut pas dire que je l'imite. Il est inimitable. Je n'écris pas de romans et je ne fais pas d'écrits d'art. C'est bien uniquement correspondances. - J'ai un grand goût pour Chamfort. Je ne l'imite pas. Je me demande comment on pourrait l'imiter. Question d'esprit. On en a ou on n'en a pas.
L'un et l'autre, aucune influence sur ma formation littéraire, mots d'ailleurs assez vides de sens. Toujours seulement question de correspondances. Je suis tenté de dire qu'on ne peut parler d'influence sur la formation littéraire que pour les écrivains sans personnalité et qui ont passé leur vie à procéder de tel ou tel devancier. » (06.09.32)

La misanthropie toujours vivace :
« La vermine de nouveaux locataires qui occupent depuis juillet le petit pavillon sur la rue, contigu à mon jardin, et qui étaient absents depuis le 1er août, viennent de rentrer ce soir, à 10 heures, avec leur saloperie d'enfants, qui se sont mis à brailler sitôt des­cendus de voiture. Je vais recommencer à être empoisonné. L'homme, un chauffeur de taxi. On voit le monde que ça peut être. Par-dessus le marché, possesseur d'un phonographe ou d'un appa­reil de télégraphie sans fil qui fait un vacarme formidable. Il m'a fallu, un dimanche soir, jusqu'à onze heures, avant leur départ en vacances, subir les trois actes de cette ânerie : Les surprises du divorce, braillés en plein jardin. Où est ma tranquillité de ces dernières années ! Je n'ai d'espoir qu'en une bonne maladie qui me débarrasse des deux gosses, ou de mauvaises affaires qui ne permettent plus à cet individu de payer son loyer, ce qui le fera mettre dehors par notre commune propriétaire. » (19.09.32)

« Ce matin, visite de Cario. Toujours le plus grand plaisir à. le voir. Je ne dis pas cela de beaucoup de gens. Il a de l'esprit, il est intelligent, il a une certaine culture, il ne s'en croit pas. Il aime la solitude, il m'en a bien l'air, pour les mêmes jouissances que j'y trouve. (...)
Ce que je dis en tête de mon plaisir à voir Cario me fait penser aux gens avec lesquels j'ai le même plaisir. Ce nombre ne va pas loin : Billy, Rouveyre (malgré son ignorance), Benda. » (20.10.32)

« Je pose en fait qu'un homme véritablement intelligent ne s'avise pas de vouloir être officier ou prêtre. » (09.11.32)

« J'ai horreur des gens vulgaires. La vulgarité parait bien être un des côtés d'Édouard Herriot. En tous cas, une familiarité qui en approche. Après la chute de son ministère, il va, comme d'autres, en consultation à l'Élysée. A la sortie, il est assailli par les journalistes. « Je n'ai rien à dire. Je ne suis plus qu'un litté­rateur en chômage. » Il trouve sans doute cela drôle. Rien que ce mot : littérateur ! J'avais vingt-cinq ans, j'avais déjà horreur de cette appellation : homme de lettres, que j'équivalais à homme de peine. » (17.12.32)

Mme F.O., énorme problème d’argent :
« Curieux, comme les gens, dans une situation de ce genre, finissent par vous agacer avec leurs plaintes, et l'éta­lage de leur misère. (...) Agacement, oui. Je ne sais même pas si on ne peut pas ajouter : une certaine antipathie ? Utile à me rappeler pour mon compte, s'il m'arrivait de me trouver dans une situation analogue. (...)
Une fourreuse du passage Dauphine, une soixantaine d'années, à qui j'ai souvent parlé à cause de ses chiens, s'est jetée à la Seine il y a quelques jours. Inconsolable de la mort d'un fils il y a une dizaine d'années. Pertes d'argent. Mauvaises affaires. Mari toujours dehors. Le « Fléau » me parlait de cela ce soir dans mon bureau. Je me suis mis à éclater de rire. Scandalisée de cela. Me traitant de monstre, homme abominable. Je n'en riais que plus fort. C'est vrai, à la fin. Faut-il que je me désole parce que cette femme s'est jetée à l'eau ? Je m'en fiche complètement. Va-t-il falloir aussi que je m'attendrisse sur les tuberculeux, les goitreux, les borgnes, les bancals, les gens qui n'ont qu'un testicule, tous les mal bâtis d'une façon ou d'une autre. C'est agaçant, à la fin. Je m'en fiche complè­tement. Toutes ces jérémiades à la mode d'aujourd'hui ! C'est comme l'affaire des timbres antituberculeux. Des timbres antitu­berculeux ? Quel français ! J'attends qu'on vienne m'en offrir dans la rue. Car c'est devenu maintenant une sorte de quête. Je crois bien que je m'offrirai ce plaisir de répondre que je m'en fiche complètement. » (19.12.32)

« On ne remettra tout debout et en bonne marche certainement, qu'en restreignant, - retirer est difficile, - pour certains, certaines libertés qu'on a prodiguées et qui sont génératrices de prétention et de désordre. La vraie liberté n'est qu'à l'usage de l'élite, et l'élite n'est qu'une partie infime de la société. » (23.12.32)

« (...) la Révolution française (comme c'est le cas pour toutes les révolutions) a d'abord et surtout eu des causes économiques : la disette, la misère, le poids des impôts, Le peuple se rendant à Versailles réclamait du pain, Il assiégeait les Tuileries, croyant le palais plein de blé accaparé par le roi. Celui-ci, arrêté à Varennes dans sa fuite, était considéré comme l'affameur du peuple. Les meneurs transforment ensuite ces causes en rhétorique. » (29.12.32)

« Tout à fait de mon avis quand, parlant du suicide, je dis qu'après tout, la chose dont on est bien le maître, c'est bien sa personne et que les gens qui veulent partir en sont bien libres et qu'on n'a rien à dire. Ils ne nuisent à personne. lis ne dérangent personne. L'affaire ne regarde qu'eux. » (04.01.33)

Réaction à l’idée de le décorer, et premier emploi du terme anarchiste.
« Bienstock me regarde, regarde ma boutonnière : « Mais dites-moi, comment se fait-il que vous n'ayez rien... » Je lui dis : « Quoi ? » Il poursuit : « Mais la Légion d'honneur. - Voyons ! mais d'abord parce que je n'ai aucun titre. » Il se récrie : « Comment ! aucun titre ! Allons donc ! » Et s'adressant à Vallette : « Dites donc, si nous demandions la Légion d'honneur pour Léautaud, vous signez ? » Vallette : « Tout de suite. » Je dis : « Non, non. Pas de plaisanterie. A mon âge ! Ce serait ridicule. » Vallette me dit : « Mais j'avais votre âge quand j'ai été décoré. Ne m'avez-vous pas dit cent fois que cela pourrait avoir de l'utilité pour vos histoires d'animaux ? » Je reconnais que j'ai dit cela en effet et qui est vrai. La conversation n'a pas été plus loin. Certainement Bienstock n'y pensera plus et n'en reparlera pas. Ce n'est pas moi qui en reparlerai. Voyez-vous cette espèce d'anarchiste littéraire qu'on verrait tout à coup décoré. Je ferais rire. » (21.02.33)

« La France est infestée de police. On peut dire qu'on y vit sous le régime de la police, avouée ou occulte. On ne peut faire quatre pas dans Paris sans se flanquer dans des mouchards. Je le constate à toute heure de la journée dans mes allées et venues. J'imagine qu'il en doit être de même dans toutes les grandes villes. On. a renoncé, depuis la guerre, à l'emploi de la troupe pour rétablir « l'ordre ». Ce n'était plus sûr. Cela eut l'air d'une amélioration démocratique. On a créé les gardes mobiles, bandes d'assommeurs toujours prêts, grassement payés et grasse­ment nourris, dont il y a des dépôts dans toute la France. Il n'y a pas à penser à l'Allemagne, ni à l'Italie, plongées dans l'abêtisse­ment civique. Je n'aime d'ailleurs ni la métaphysique allemande ni la faconde méridionale. Il n'y a que l'Angleterre, dernier refuge de la liberté, du respect de l'individu. Si j'étais libre, si j'avais de petites ressources indépendantes, j'irais vivre en Angleterre. » (17.03.33)

Après la mort de Dumur :
« Arrivée de Le Cardonnel. On parle des différents modes d'ob­sèques : enterrement, incinération. Je suis pour l'incinération. Le Cardonnel contre. Il la trouve abominable : cette fumée qu'on voit sortir par la cheminée... Je lui dis : « Eh ! bien, et cette pour­riture qui se produit sous terre ? Vous trouvez cela joli ? » Il me répond : « Il pousse des fleurs... » Je l'ai plaisanté pour son esprit idyllique, en lui disant qu'il est probablement pour la poésie des cimetières, - ces dépotoirs de putréfaction. » (29.03.33)

« L'Ami du Peuple rapporte qu'on vient, en Allemagne d'expé­rimenter sur 2.000 chats enfermés dans un stand l'effet du gaz asphyxiant, avec des observateurs suivant l'opération par des ouverture vitrées. On fait cela en France sur des troupeaux de moutons, très probablement aussi sur des chiens et sur des chats. On fait des expériences analogues dans le monde entier. Une autre guerre peut venir. Ce n'est pas moi qu'on verra m'apitoyer, comme pendant la dernière, sur les victimes humaines. » (17.05.33)

« A ajouter à ce que j'ai écrit sur l'intérêt chez les dictateurs actuels : Primo de Rivera, Mussolini, Hitler, pour la protection des animaux. Interdiction par Hitler de la vivisection dans toute l'Allemagne. » (28.08.33)

« J'entends, de mon cabinet, la fenêtre ouverte, la musique des imbéciles du pays qui parcourent les rues avec leur fanfare en jouant des airs militaires, comme chaque dimanche. Ces pauvres Allemands, ces pauvres Italiens, ces pauvres de partout, en font certainement autant chez eux. Et tous avec fierté, contentement martial. La plupart des hommes restent des enfants toute leur vie. Le jour qu'on les enverra les uns contre les autres et qu'ils y laisseront leur peau, pourquoi diable les plaindrait-on ? » (01.10.33)

« Je suis au septième ciel, j'ai l'esprit réveillé, excité, plein de curiosité et d'attente. Si je n'avais pas ma famille de bêtes, j'irais voir de près. Ces signes avant-coureurs de la révolution, ces ruées de manifestants et de forces policières les unes contre les autres, ces rondes (toute la journée d'aujourd'hui) de pelotons de garde mobile montée conduite par des agents cyclistes, les agents remplacés dans les rues par des gardes mobiles casqués, des députés obligés de se faire protéger dans l'enceinte des lois contre ceux qui les y ont envoyés, ces ministres qui tombent ou démissionnent les une après les autres, tout ce qu'on devine de saletés, de canailleries, de trafics, de dilapidations, d'escroqueries au détriment du pays et des citoyens, tout ce qui sent et présage la fin d'un régime, presque d'une société. Je n'ai qu'un mot : je jouis de tout mon esprit. » (07.02.34)

« (...) ce besoin grotesque, entré dans les moeurs, quand des gens ont un enfant, d'éprouver le besoin d'en faire part aux amis et connaissances. Ces deux individus, qui ont forniqué, et qui, parce que cela a eu un résultat, se croient obligés de le faire savoir. » (02.06.34)

« J'ai toujours parlé, je parle toujours en conformité de mes goûts, de mes idées, de mes opinions. J'aime qu'un coquin parle comme un coquin, un vicieux comme un vicieux, un homme à femmes comme un homme à femmes, même un imbécile comme un imbécile. Les propos civiques sont décidément toujours à base de bêtise ou de cabotinage. » (13.07.34)

« C’est justement ce qu’est l’amour, c’est que le bon sens, le sens critique, l’expérience, ne servant à rien. »
« Toutes des catins, toutes des êtres bas, toutes des êtres sans sens moral. Elles peuvent être agréables, par moments, avoir des côtés séduisants. Quand même, des êtres bas, avec lesquels on ne peut avoir aucune sécurité, ni morale ni physique. Décidément, la femme « éternelle énigme », ce n'est pas une supériorité, au contraire : une infériorité, comme le mensonge est inférieur à la vérité. » (24.09.35)

« Je lui dis, comme je le dis souvent, que les femmes sont des êtres bas, sans sens moral, capables des pires inventions dans leurs moments de jalousie ou de méchanceté, capables de ne reculer devant rien pour nuire à l'homme auquel elles en ont, quitté à venir ensuite raconter qu'elles étaient folles et demander qu'on oublie. Je dis aussi que les nuances très fines de la délicatesse en amour appartiennent aux hommes, pas du tout aux femmes, en quoi il est de mon avis.
Il me dit de son côté : « Même physiquement, moins délicates que les hommes. Elles vous font tout de suite une certaine caresse... »
Je lui cite de mon côté la façon dont elles soignent sans dégoût des malades répugnants, qui nous feraient fuir, nous autres hommes, ce que j'ai vu de près avec mon père à son agonie, ma belle-mère et Blanche prenant des soins qui m'auraient été impos­sibles à prendre. » (05.10.35)

« C'est un peu vif comme termes. C'est en même temps très beau comme vigueur d'invectives. Je fais miennes complètement ces appréciations, n'ayant changé en rien sur ce point depuis ma jeunesse. » (25.01.36)

« Tout cela me paraît être hors du domaine de la raison. C'est encore du sentiment religieux, auquel je suis complètement fermé. L'exaltation en aucun genre n'est pas mon affaire. » (03.03.36)

« J'ai certainement des côtés de médiocrité. Par exemple, je ne pourrais vivre avec des dettes. Jamais je n'ai rien acheté que je ne puisse le payer sur-le-champ, même impossibilité à emprunter de l'argent, alors que je considère les gens qui vivent de façon toute contraire comme ayant vaincu bien des préjugés et libérés de bien des timidités. Un individu qui vit sur un pied de trois cent mille francs par an sans gagner ni posséder un sou, n'est pas loin de m'inspirer une sorte d'admiration. L'horreur de l'imprévu, ce qui n'est pas banal pour le stendhalien que je me flatte d'être. Une visite inattendue, une invitation sur-le-champ me donnent une sorte de malaise. J'aime les choses arrangées un peu à l'avance, - et même malaise si l'une craque au dernier moment. Cette horreur de l'imprévu se montre encore dans la préférence que j'ai pour ce que je connais déjà et qui me plaît, plus je le connais. Je pense là surtout aux séjours que je peux faire loin de chez moi. Je suis allé pendant vingt ans à Pornic. Je le connais dans tous les coins. Quand je caresse le projet de me retirer quelque part à l'écart, c'est à un coin de Pornic uniquement que je pense : je n'aurais pour ainsi dire pas de changement ni de surprise. Mon horreur du risque, de l'aventure, mon besoin de sécurité matérielle, si petite soit-elle, qui m'ont toujours empêché de me laisser éblouir par des offres d'argent pour des collaborations, - sachant il est vrai fort bien quelle serait la suite, c'est-à-dire pas de durée et que je me retrou­verais le derrière par terre, je suis le premier à le dire : pour les habitudes, les façons de vivre, de me comporter matériellement, je suis un petit bourgeois. » (01.04.36)

« L'amour ne m'aura pas ôté la réflexion, le jugement, le sens critique, la méfiance. Rien ne m'aveugle. Je suis assez content de cet état d'esprit : je ne suis pas un imbécile. Si je suis dupé, je me serai attendu à. l'être. Je serai mort, et il est vrai que je n'en verrai ni saurai rien. Mais le verrais-je et le saurais-je, je n'en aurais aucune surprise. » (25.04.36)

« Hier, dans les journaux, ce fait divers :
Saint-Brieuc. - Par accident, un cultivateur tue son.fils. - En voulant tuer un chat, qui s'apprêtait à pénétrer dans son jardin, un cultivateur de Quesnoy, M. Joseph Loncle, prit son fusil et tira. Mais il blessa son.fils, un bambin de dix-huit mois, qui jouait dans le jar­din. L'enfant fut transporté d'urgence à l'hôpital, où il ne tarda pas à décéder.

J'ai écrit à cette brute la lettre suivante :
Paris, le 29 Avril 1936.
Monsieur,
Je lis dans les journaux « l'accident » qui vient de vous arriver. En voulant tuer un chat, vous avez tué votre enfant. Je suis ravi. Je suis enchanté. Je trouve cela parfait. Cela vous apprendra à être à ce point cruel à l'égard d'une malheureuse bête.
Encore tous mes compliments.
» (30.04.36)

« (...) je ne peux rien perdre de mon mépris pour les flics. Pour moi, ce sont tous des bandits. Il y a des métiers qu'on ne fait pas quand on est un homme propre. Depuis longtemps, je suis écoeuré également pour la sorte de cordialité que des hommes de gou­vernement ont établie avec la police. Le mot de Clemenceau, par exemple : « Je suis le premier des flics. » Je l'ai jugé depuis ce jour-là. Autrefois, on jugeait la police nécessaire, avec raison, mais on la tenait à l'écart, on ne se commettait pas avec elle. Aujourd'hui, « les agents sont de braves gens » et les journaux ont publié, il n'y a pas longtemps, à propos de je ne sais quelle inauguration, une photographie où on voyait des badauds mêlés, tout réjouis, à des argousins, qui, le lendemain, si l'occasion s'en était présentée, leur auraient cassé la figure sans ménagements. » (14.08.36)

« Elyane Aghion, mariée, en effet, à un juif d'Alexandrie ayant gagné des millions dans les cotons. Epousée par lui bien que n'ayant pas un sou. Pour sa beauté. D'une très grande beauté, en effet, a-t-on dit. Ce que je n'ai pas trouvé pour ma part. On n'est jamais pour moi une très grande beauté quand on est de petite taille. » (11.11.36)

Après lecture d’une revue :
« Je le dis souvent, je le disais encore ce matin à René Dumesnil : on ne vivrait plus si on ne s'arrêtait pas de penser à tout ce qui se passe de cruautés, bêtes et hommes, sur la surface du globe. » (23.11.36)

« Arrêtée là, une sorte de fourgon d'où j'entends, en m'approchant, des aboiements de chiens. Je devine aussitôt ce que c'est. Le trottoir obstrué. Je descends sur la chaussée, et je remonte sur le trottoir, à l'extrémité du camion. On en descend des chiens, tenus à la chaîne, qu'un garçon de laboratoire, reconnaissable à sa blouse blanche, prenait pour les emmener dans le bâtiment. (...) Je me suis arrêté : « Bandits. Si c'est possible de faire un pareil métier ! Bandits ! Vous êtes des bandits. Je tiens vos savants pour plus bas que des apaches. Bandits ! » J'ai repris mon chemin. Après dix pas, je suis revenu, et j'ai recommencé, plus virulent, plus indigné encore. » (12.01.37)

« J'ai mis ma lettre à la poste ce matin. Bien mieux, j'ai écrit ce qui suit à Léon Blum :

« Monsieur le Président du Conseil,
« Ne ferez-vous rien pour les animaux qu'on torture dans les laboratoires, tant officiels que privés ? Notamment la Sorbonne, où un ménage de « savants » se livre à des expériences telles qu'elles horrifient leurs confrères.
« Si l'homme de gouvernement s'est endurci, l'écrivain a peut-être gardé quelque pitié.
« J'adresse également, très respectueusement, ma requête à Mme Léon Blum.
« Les hommes peuvent se rebeller. Les animaux sont sans défense.
« Avec l'expression de ma considération la plus distinguée.
»

Aussi un mot à Galtier-Boissière, pour le prier de venir me voir. Je veux lui demander de faire un numéro du Crapouillot sur le vivisection. » (13.01.37)

« Quand je considère ce que je suis, ce que j'ai toujours été, je trouve ceci, que j'écris sans ostentation, comme pour moi seul uniquement : je n'ai jamais eu aucune ambition, je n'ai jamais rien désiré, je ne me suis jamais cru aucun talent, les compliments me font rire, je ne me suis jamais déplacé sans, aussitôt arrivé, me demander ce que j'étais venu faire là, je ne me suis jamais rien acheté sans, aussitôt, le voyant chez moi, me demander pourquoi je m'en étais embarrassé, où que je sois allé, j'ai toujours trouvé que tout se ressemble, je n'ai jamais rien connu, goûté, senti, entendu d'agréable complètement, jamais rien ne m'a enlevé au-dessus du train-train des jours tou­jours pareils. (...) Pourtant, l'homme le plus gai, le plus amusant avec les gens, plein d'entrain, de traits, de boutades, de moqueries, de franchises malicieuses, la physionomie aussi vive que les paroles. Nature humaine ? Auteur gai, homme triste. Acteur comique, homme triste. Clown bouffon, homme triste. Homme d'esprit, homme triste. » (25.01.37)

« Combelle me dit que c'est surtout le passage de ma lettre sur le mot servir, justement, qui a révolté et son camarade, et Pierre Pascal. « Écrire cela, a dit Pierre Pascal, à une époque comme celle-ci, où il convient justement que chacun serve de son mieux ! » Je n'ai pu m'empêcher de dire à Combelle que j'ai exprimé là mon état d'esprit réel, que ce mot servir, qu'on emploie depuis quelques années, est pour moi un véritable écoeurement, et que, c'est la vérité, il rabaisse pour moi les écrivains qui l'écri­vent au rang de domestiques. Je ne dis pas que j'ai raison. Je ne dis pas que j'ai tort. Je suis ainsi. Je pense ainsi. Je sens ainsi. Un écrivain ne doit rien servir. Il ne doit pas, du moins, se faire un postulat de servir. Il écrit ce qu'il pense, comme il sent, ce qui lui fait plaisir à écrire, ce qu'il estime être la vérité, en tout cas sa vérité à lui. L'effet, le résultat, l'influence de ce qu'il écrit, il n'a pas à s'en occuper. Un écrivain n’est pas un instituteur. » (28.04.37)

« Avant la visite de Jaloux, ce soir, celle de Louis Gérin. Il me fait un tableau du sort des chevaux de mine, passant leur vie entière, dix-neuf ans ou plus, sous terre, à la lumière ou dans la nuit, ne remontant au jour que pour mourir, souvent couverts de blessures, aux oreille notamment, blessures qu'on raccommode le plus souvent avec du fil de fer. Ces chevaux, pourtant, doux, sensibles, intelligents, connaissant par coeur les détours de la mine, le temps de leur travail, jusqu'au nombre de bennes qui compose leur besogne quotidienne, refusant de continuer quand ce nombre est atteint, vivant là, êtres animés, dans une sorte de tombe. Il me donne ce détail : quand de jeunes chevaux arrivent dans la mine, pour y trouver le même sort, les vieux viennent à eux, les examinent, les flairent, comme pour respirer sur eux l'odeur de l'air et du grand jour, s'attachent à eux, les suivent, les accom­pagnent, comme des anciens qui mettent les bleus au courant. Gérin me dit qu'on n'a jamais rien pu obtenir pour améliorer le sort de ces malheureuses bêtes. Lui qui a été mineur, qui a vu de près l'existence qui leur est faite, il a écrit un jour, dans un jour­nal de la localité, un article révélant nombre de faits de cruauté. La Compagnie, intentant un procès à ce journal, a obtenu, contre lui. une condamnation à des dommages-intérêts assez élevés. Rares sont les mineurs qui s'attachent à un cheval ou à un autre, et lui apportent du dehors de petites gâteries, des carottes, par exemple. En général, des êtres extrêmement frustes, qui jugent leur propre sort pénible et misérable, et partent de là pour juger que celui de ces bêtes ne compte pas.
Je détournais la tête pendant que Gérin parlait, tant j'avais de peine à retenir mes larmes. » (09.12.37)

« Les gens qui s'imaginent que les écri­vains sont des gens heureux ! On ne jouit de rien, l'esprit tendu sans cesse par son travail, sans cesse uniquement occupé de cela. On se couche à peu près satisfait de ce qu'on a écrit. Le lendemain matin, on trouve que cela ne vaut pas un clou. On ouvre par hasard un livre sans talent. On se demande si ce qu'on écrit n'est pas du même genre. On a le plaisir, c'est entendu, quelquefois, de morceaux entiers qui vous viennent presque sans qu'on y soit pour rien, la plume n'allant pas assez vite (les meilleurs). Le plus souvent, on envie le bon employé qui rentre chez lui le soir, met ses pantoufles, dîne, lit son journal, se met au lit, baise sa femme et s'endort, absolument ignorant de cette passion d'écrire pour se raconter soi-même, ou pour raconter l'histoire de personnages inventés, ou pour dire du mal de tel ou tel, autre procédé du même démon d'écrire. On se dit que c'est lui qui est dans la norme, lui qui est le sage, et le plus triste, c'est que ce qu'on se dit là est la vérité. Car le naturel humain, et la condition du bonheur, ce n'est pas l'esprit, c'est la bêtise. » (07.01.38)

« (...) les théo­ries ayant cours depuis une vingtaine d'années, que les « intellec­tuels » doivent « aller au peuple » et montrant des universitaires, au temps des premières Universités populaires, mettant de gros souliers pour aller aux ouvriers. Quelles âmes de domestiques cela révèle. » (21.04.38)

« (...) l'Italie ne m'intéresse pas. Je ne tiens pas du tout à y aller. Tout son bric-à-brac d'art m'est plutôt antipathique. Je n'ai aucun goût pour les musées ni pour les bibliothèques. Il n'y a qu'un seul pays, qu'une seule ville que j'ai toujours désiré voir et que je ne verrai pas : l'Angleterre, Londres. Je ne donnerais pas cent sous pour aller ailleurs. » (21.07.38)

Sentiments sur la future société.
« (...) un monde ouvrier paresseux, sans conscience professionnelle, ne pensant qu'aux gains et aux congés, se posant en arbitre politique, et une bourgeoisie ignorante (...). Que deviendra le petit nombre de ceux en qui sera resté le goût du savoir et des occupations désintéressées. » (10.08.38)

« Je n'écris bien, avec plaisir, sans peine, que ce que je tire de moi. S'il me faut écrire sur des motifs exté­rieurs : une corvée. » (24.03.39)

« Billy me dit qu'ils ont été seulement inculpés. Pauvres types ! se donner à ce point de l'importance. Se figurer qu'ils vont produire de l'effet, que leurs signatures vont impressionner. Ce sot d'Alain, ce niais de Pioch, ce naïf Poulaille ! qui n'en savent pas plus sur les dessous de la guerre que le premier passant venu. Il n'y a décidément rien de plus imbécile que ces gens qui se parent de ce titre : les « intellectuels ». (17.10.39)

« (...) la guerre consiste uniquement à faire s’entretuer de pauvres diables qui n'en peuvent mais, et qu'on pousse à la tuerie à moitié ivres, et le gendarme derrière eux avec son revolver pour les faire avancer. Je l'amène finalement à mon point de vue : la seule attitude pour des gens comme nous : silence, méfiance et mépris.
Il paraît que Gide a écrit au gouvernement pour offrir ses services pour la propagande. Ce serait joli, la propagande de ce protestant homosexuel, entortillé et pervers. [démenti du journaliste le 24.10, invention du journaliste.] » (17.10.39)

« Toutes ces histoires-là sont de vastes blagues. « Les combats sont une noble chose. Mourir en combattant est une belle mort. Demeurer à son bord quand le navire sombre est un haut exemple d'honneur, etc., etc. » Tant que les hommes croiront cela, ils seront des esclaves et l'humanité un spectacle affreux. La rhétorique est partout, régit tout, abêtissant tout. » (28.12.39)

« (...) j'ai été conquis aux Vendéens, aux Chouans, par leur guerre de liberté, sur laquelle j'ai lu bien des ouvrages. S'il m'était possible d'aller finir ma vie quelque part dans un coin tranquille, ce serait en Bretagne ou en Vendée, alors que je ne dépenserais pas dix francs pour aller dans le Midi, bor­delais ou provençal. De même qu'il n'y a qu'un pays au monde que j'aurais voulu voir : l'Angleterre. D'où cela me vient-il ? (21.03.40)

« L'attitude de l'Angleterre, seule contre l'Allemagne, est admi­rable. Je me moque des « intérêts » qu'elle peut défendre. Je me contente de penser qu'elle est le dernier refuge d'une certaine civilisation. Les Allemands doivent bien se douter que la majorité des Français, en secret, souhaitent la victoire de l'Angleterre. » (24.07.40)

« La vermine d'enfants à côté de chez moi est rentrée. Me voilà de nouveau empoisonné par leurs hur­lements. Je n'ai pas eu la chance qu'ils soient écrabouillés quelque part. » (28.07.40)

« Cette adoration, cette idolâtrie pour les enfants qu'on voit depuis plusieurs années est encore une preuve de l'abêtissement, de la dégénérescence de la société actuelle, tout comme les sanatoria à tuberculeux, où l'on s'entête à faire vivre de force des individus qui mourront vers la trentaine, après avoir donné la vie à des produits de leur sorte, au lieu de les laisser mourir dans leur enfance.
Les animaux sont plus sages. Une femelle, dans sa portée, rejette les malingres et ne gâche pas son lait pour eux. La société humaine n'est qu'encombrée, rabaissée, par tous ces déchets qu'elle s'entête à faire vivre. » (19.08.40)

« En Angleterre, probablement des bombardiers ainsi chargés partent de leur côté pour aller faire le même travail sur l'Allemagne. A considérer cela du point de vue de la pure raison, on n'a qu'un mot : stupidité humaine. Côté bouffonnerie : un jour on se retour­nera réciproquement des ambassadeurs, on échangera des congra­tulations, on s'invitera à prendre part à des expositions, après avoir voulu s'anéantir. S'enflammer pour cela ! » (25.08.40)

« Je le disais tantôt à Auriant : mon jugement est libre sur tous ces gens pour lesquels la roue tourne. Je n'ai rien demandé à per­sonne, malgré mes relations, ni place, ni argent, ni décoration, ni prix, ni protection ou appui. Je ne dois rien à personne. On ne m'a jamais vu dans aucune antichambre. » (03.10.40)

Individualisme exposé à MD :
« « Eh ! cela vous intéresse ce qui peut arriver plus tard ? Moi, je m'en fiche, de ce qui arrivera quand je n'y serai plus. Cela m'est absolument indifférent. Et vous y viviez bien, dans ce qui ne pouvait pas durer. J'y vivais bien aussi. En quoi cela nous gênait-il ? Vous n'en étiez pas attristée, ni moi. » (27.10.40)

« Ce qui m'a fait traiter de matérialiste et d'égoïste complet. Ce qui m'a fait faire l'apologie de l'égoïste véritable qui, s'il ne s'occupe que de lui, ne nuit à personne, me donnant comme exemple (...). » (30.10.40)

« J'ai dit aussi, - ce n'est pas la première fois, - ce que je pense de la société en dégénérescence qui s'entête à vouloir faire vivre sous cloche, au lieu de les laisser mourir à leur moment, des êtres qui mourront fatalement à un autre moment, après avoir procréé d'autres déchets de leur sorte, alors qu'il vaudrait mieux assurer l'existence normale des individus sains. Je me suis naturellement entendu dire que si j'étais de ces tuberculeux, goitreux, malades ou infirmes d'un genre ou d'un autre, je serais bien content qu'on s'occupe de moi. Ce qui m'a fait répliquer que je n'ai pas à rai­sonner d'une situation dans laquelle je ne me trouve pas. » (30.10.40)

« Je dois le reconnaître, je n'ai jamais eu une nature aussi géné­reuse. Je n'ai jamais été porté à faire profiter qui que ce soit de ce que je pouvais savoir. Ni un maître ni un ami. Même un ami, je n'ai jamais éprouvé le besoin de lui lire ce que je venais d'écrire. J'ai toujours été fermé en moi-même sur tout cela. (...)
Je n'ai pas une nature pédagogique, - ni généreuse morale­ment. Ce que je sais, ce que je connais, je l'ai appris, je l'ai décou­vert. Que les autres en fassent autant. » (03.11.40)

« Bien ri, tous les trois, pen­dant une bonne demi-heure, dans un commun mépris, de la honte de Gide et de Benda pour leurs situations d'hommes riches, de ces universitaires qui mettent de gros souliers et des vêtements communs pour aller faire des conférences au peuple, de ces fameux imbéciles de Paul Langevin et Jean Perrin jouant, comme ils l'ont fait, aux augures politiques et sociaux, le premier incarcéré depuis une quinzaine au nombre des fauteurs de guerre, moi disant que pour toute punition on devrait le « renvoyer à la terre » et le faire garder les oies. Je ne l'ai pas dit, mais je le pensais en moi-même : ce n'est tout de même pas mal de ma part de m'être moqué de ces bonshommes et d'avoir montré leur prétentieuse sottise alors que personne ne disait rien contre eux. Mérite d'avoir du bon sens, là encore. » (05.11.40)

« (...) sentiments hostiles que je garde, sur tous ces nigauds à serviettes que je voyais dans le train, jeunes gens et jeunes filles, victimes du fétichisme des diplômes, lesquels n'en feraient pas des êtres plus intelligents qu'ils n'étaient, ne leur donnant que des prétentions, feraient d'eux des dévoyés, alors que, cantonniers ou femmes de ménage, ils auraient pu être utiles. On parle de mettre un peu d'ordre dans tout cela. Peuh ! il n'y faut pas compter. Les nigauds et nigaudes remplissent toujours le train matin et soir, les premiers aussi vulgaires et bruyants, les secondes aussi prétentieuses. Le sort qui les attend, et que j'es­père lamentable, me réjouit toujours.
(...)L'instruction dans de pauvres têtes fait perdre cette qualité précieuse et met à sa place la sottise et la prétention. Il y a longtemps que je pense que l'instruction gratuite et obligatoire a été instituée pour mieux composer un troupeau d'êtres crédules aux blagues sociales. » (05.11.40) [pb date]

« (...) les gens qui désirent avoir beaucoup de choses dans la vie : places, honneurs, influence, décorations, Académie, sont peut-être des gens qui ont une vita­lité supérieure, qui a besoin d'embrasser beaucoup de choses. Les gens qui vivent dans leur coin, se contentant de ce qui leur vient, sans aucune activité pour rien attraper d'autre, seraient des gens d'une vitalité réduite. On dit des premiers : arrivistes, ambitieux, et on fait honneur aux seconds de leur modestie. Les premiers ne sont pas plus à blâmer que les seconds à féliciter. Notre caractère est notre maître et toutes nos actions dépendent de lui. Les pre­miers et les seconds ne pourraient pas être autrement qu'ils sont. » (19.11.40)

Pas de collaboration personnelle :
« II me vient ce soir une réflexion concernant la Nouvelle Revue Française de Drieu la Rochelle : qui fait les frais de la revue ? La censure allemande ? Nous sommes en guerre. Les Allemands sont chez nous. On n'a rien à dire. II faut s'y soumettre. Mais être, comme collaborateur, payé par eux ! Non. Je verrai demain à savoir à quoi m'en tenir sur ce point. » (05.12.40)

Contre les lieux communs :
« Qu'est-ce que cela veut dire ? Ce Chiappe aurait pu servir « la grande âme de la France » s'il avait gagné son poste et fait où il allait des choses dans l'intérêt du pays, mais il est mort en route, avant d'y arriver. En quoi cela a-t-il servi le pays ? A moins que Laval ait voulu dire que c'est une veine pour le pays d'avoir été ainsi débarrassé de lui ! Mais ce n’est pas probable. » (13.12.40)

Individualisme :
« Qu'est-ce que sont les jouissances de la réputation ? Qu'est-ce que sont les jouissances de fréquenter des salons, d'y être entouré, regardé, écouté ? Qu'est-ce que sont les jouissances, après avoir publié tel écrit, de se dire qu'on a produit là une excellente chose, de s'en redresser, pour ainsi dire, de satisfaction ? Qu'est-ce que sont les jouissances de voir tout cela passer dans les relations qu'on a, hommes et femmes ? J'ignore complètement cela. Mon caractère m 'y fait fermé. » (14.12.40)

Critique du peuple français :
« « Tout le cœur de Paris a battu hier aux Invalides. 30 000 Pari­siens ont défilé devant le sarcophage du roi de Rome. » Faut-il que les Français, tout au moins les Parisiens, soient bêtes ! On leur donnerait le cinéma gratuit, ils oublieraient tout des misères actuelles, de l'aventure arrivée à la France. Hitler est décidément un homme fort ! Il nous connaît, et notre faible, et qu'on nous amuse avec rien. » (16.12.40)

Misanthropie aiguë :
« Les gens qui sont grands-pères atteignent pour moi à un ridicule qui me fait éclater de rire. » (26.12.40)

Fasciné par le spectacle d’un corps sans vie :
« Quelle chose mystérieuse, curieuse, que la mort. Quelle tranquillité, quel repos, quelle sorte de bonheur même, sur ce visage. Quelque chose d'un très léger sourire à la bouche. Tout à fait le visage d'une femme qui fermerait les yeux pour recevoir des baisers. C'est à faire rêver. Ce serait à faire rêver s'il n'y avait pas la suite. Je serais resté là une heure à regarder. » (06.01.41)

Sur les animaux :
« Mais c'est char­mant ! c'est délicieux, c'est un ravissement incessant : l'accord des chats et des chiens, les mines de la guenon suivant les évo­lutions des uns et des autres, leur parlant avec ses petits cris, accueillant un chat ou un autre à côté d'elle sur son radiateur. Il n’y a qu’une ombre : la pensée de ceux qui ne sont plus là. » (08.01.41)

Misanthropie :
« Ainsi, une femme qui tiendra son ménage, qui reprisera le linge de son mari, qui élèvera ses enfants, qui remplira en un mot tous ses devoirs d'épouse, on devra lui payer un salaire, comme à une employée. On paie déjà les gens qui, sous le nom de chômeurs, ne fichent rien. On paiera bientôt les gens qui travaillent pour qu'ils veuillent bien consentir à travailler. Il est vrai qu'on oblige les gens, céli­bataires ou ménages sans enfants, à payer pour entretenir les enfants des gens qui ont procréé à l'instar des lapins. Il n'y a pas de raison pour qu'on s'arrête dans cette voie. Il faudra peut-être payer un jour pour avoir le droit de s'occuper des choses de l'es­prit, un terrassier ou un zingueur représentant un citoyen plus utile. » (06.02.41)

Ultralibéralisme & misanthropie :
« On a réuni les chômeurs de Fontenay pour le déblayage des rues, où la circulation était impossible et dangereuse par suite des avalanches de neige. 60 francs par jour. Au bout de deux jours, ces individus se sont groupés pour récla­mer 10 francs de plus. Qu'il faut que l'énergie, l'autorité dans les directions soient affaiblies en France. On devrait dire à cette racaille : « Vous allez faire ce travail. 60 francs par jour. Si vous refusez, suppression immédiate et définitive de toute allocation de chômage. Et arrestation en cas de désordre. »
(...) Et tous, de plus des pauvres gens, et tous des gens de savoir, ayant passé leur jeunesse à se cultiver, à apprendre les matières de leur domaine. J'en étais. Je suis fier d'en avoir été, et je peux en parler. C'est par des gens de cette sorte que vaut un pays et non par la racaille ci-dessus, dont tous les principes peuvent se formuler ainsi : en faire le moins possible, en touchant le plus possible. » (09.02.41)

Ironie et pédagogie sur l’évolution du pays :
« Nous allons de plus en plus vers la liberté. Il paraît que le ministre de la Justice prépare un projet de loi qui obligera tout propriétaire d'immeuble à louer aux familles nombreuses. Ce n'est même pas seulement vers la liberté que nous allons de plus en plus, mais aussi, comme on le voit, vers la justice.
Vous avez fait construire avec votre argent, gagné par vous, un immeuble. Vous n'y voulez que des locataires paisibles, les­quels sont bien heureux d'être entre gens de leur sorte. Une loi va intervenir qui vous obligera, à. la moindre vacance, s'il se pré­sente un de ces imbéciles à. huit enfants, de lui louer. Aucun droit de refuser. Vous ne serez plus le maître chez vous. » (14.02.41)

Contre la dénonciation de résistants :
« Nouvelles données par Paulhan : quatre professeurs et un conservateur de musée (je n'ai pas retenu lequel) viennent d'être emprisonnés par les Allemands pour avoir eu en leur possession et fait circuler des tracts anglais. Un de ces professeurs a été dénoncé à eux par un de ses élèves pour avoir parlé du général de Gaulle. Si ces mœurs s'implantent en France comme on dit qu'elles existent chez eux, ce sera du joli. » (14.02.41)

« (...) nous nous sommes trouvés d'accord pour penser qu'il y a certainement là une question de « nature », la « nature » homme d'affaires, homme d'argent, comme il y a une « nature » littéraire, une « nature » militaire, une « nature » religieuse, etc., etc. C'est bien ce que j'ai toujours dit : notre tempérament, c'est notre maître. » (14.02.41)

« Les hommes qui sont aujourd'hui au pouvoir avec Hitler sont les mêmes qui ont commencé avec lui le mouvement politique national-socialiste, au péril de leur liberté et même de leur vie. Il célèbre, à cet égard, cette fidélité, dans son dernier discours au peuple allemand. Il a raison. C'est quelque chose. » (25.02.41)

Préférence pour les animaux :
« Comme j'ai toujours été depuis que j'ai des bêtes, j'envoie tout au diable pourvu que je retrouve le Grison. Même C. N. Même ne pas la revoir, ne plus rien savoir d'elle, le retour de mon chat comptant bien autrement. » (11.03.41)

Attachement à l’animal :
« J'étais en train d'écrire à Florenne, de lui raconter la douloureuse aventure de ce cheval de guerre 1914 ayant sauvé son cavalier de la mort en le ramenant, blessé, dans les lignes françaises, et, à la démobilisation, vendu aux corri­das espagnoles, où, déchiqueté dans une première course, il trouva la mort dans une seconde, sans qu'il se soit trouvé un officier, par exemple, pour empêcher cette abominable action, dont j'ai honte comme si j 'y avais pris part, et pour dire que ce cheval avait bien mérité ses invalides dans une ferme quelconque. J'étais plongé dans l'état moral dans lequel me mettent toujours des histoires de ce genre, une désolation profonde, un abandon de tout. J'écoutais à peine Henriot, continuant d'écrire, sans penser aux gestes qu'il pouvait avoir. Un véritable empoisonnement. » (05.04.41)

Etat du pays :
« On a supprimé l'initiative, l'ingéniosité, cette pro­bité qui consiste à vivre par ses propres moyens et selon ses propres moyens, le goût du travail, la récompense morale d'une longue carrière. La capacité, les connaissances, les mérites acquis, la destruction de l'individu, ne comptent plus. C'est d'en bas que l'État tire ses principes.
Tout cela pour faire de la place à ces niais, jeunes gens et jeunes filles, comme ceux que je conspue depuis longtemps en mon for intérieur et auxquels je souhaite les pires déboires, qui se figurent que parce qu'ils auront attrapé quelques diplômes ils seront devenus des gens remarquables et [qui] n'auront acquis que cette prétention, - au lieu d'enrayer au contraire la montée de ces futurs déclassés. » (16.04.41)

Défense des animaux :
« Se peut-il que des gens, et qui sont généralement d'une certaine classe, prennent plaisir à la pourchasse et à l'égorgement d'une malheureuse bête sans défense, si peureuse de son naturel, que son angoisse, dans sa fuite, doit en être centuplée. Une pareille cruauté ? Il n'y a pas d'autre mot : c'est de la barbarie. » (25.05.41)

Philosophie misanthropique :
« (...) la preuve qu'on peut rester dans son coin, sans s'occuper de se faire des relations, de se pousser d'une façon ou d'une autre, sans faire des compliments à droite et à gauche pour qu'il vous en soit fait. Si on a quelque peu de talent vrai, personnel, on se fait toujours sa place. » (27.05.41)

« Deux choses en ce moment édifient sur la bêtise des femmes : la façon dont elles se coiffent et les chapeaux qu'elles portent.
Un spectacle comique : les boutiques de coiffeurs pour dames. Elles sont là, chacune dans un fauteuil, coiffées d'une sorte d'ap­pareil tout garni de plusieurs rangs de bobines électriques, et non seulement des jeunes, mais de fort mûres. On pense aussitôt à la coiffure garnie de bougies allumées du Mamamouchi dans la cérémonie du Malade imaginaire. Il y a un coiffeur de ce genre rue de Seine, à côté de Dubonnet. Je ne passe jamais sans m'ar­rêter à les regarder à travers la vitre, en faisant l'homme qui pouffe de rire. » (27.05.41)

« J'ai déjà commencé ce matin et tantôt dans mon bureau. Phé­nomène curieux : étonnant comme mon esprit se réveille, comme les choses me viennent dès qu'il s'agit d'écrire quelque chose qui sera imprimé aussitôt et paraîtra. Le « plaisir » me reprend par tout l'être. » (29.05.41)

L’aristo. :
« L’art. L’art avec un grand A. J’ai l’art en horreur. Une égale horreur de la littérature démocratique. » (20.06.41)

Antidémocrate & aristocrate :
« Non seulement je ne suis pas démocrate. Non seulement je ne suis pas pour l'égalité (qui, au reste, n'existe pas), mais je suis pour les privilèges. » (18.07.41)

Rapport aux femmes :
« Moi qui trouve, parce que j'aime, l'amour si merveilleux, il m'en vient sur-le-champ un dégoût sans borne et pour les femmes un mépris. Oui, voilà comme elles sont. Celle dont on pense qu'elle est la plus sûre, est capable aussi de céder pareillement à la moindre occasion, on ne sait pourquoi : par curiosité, excitation subite, poussée soudaine de vice. Saleté, duperie, mensonge, voilà ce qu'est l'amour, - et souffrance. Seul, seul, seul, je n'ai jamais cessé et je ne cesserai jamais de le dire. Il n'y a que cela. » (09.09.41)

« Pour sûr que les curés reviennent. On ne voit plus que prêtres, frères ignorantins, moines, convois d'enfants conduits par des bonnes soeurs. Enfin ! Cela vaut toujours mieux que le populo marchant en bandes le poing levé, et que les troupes des « petits faucons rouges » parlant déjà de démolir les bourgeois. C'est tou­jours la grossièreté et la vulgarité en moins. Bien que, enfants de patronages ou « petits faucons rouges », cela braille autant. » (18.09.41)

« La concierge du Mercure, à midi, en pleurait. Tous les employés n'en reviennent pas, crient à l'abomination. Il n'y a que moi qui rie. » (s.d., 1941)

Un retrait bénéfique :
« Voilà la récompense de ne jamais avoir importuné les gens, de ne leur avoir jamais rien demandé, ni protection, ni argent, ni recommandation, rien ! Dans les circonstances difficiles ou qu'ils croient l'être, ils se manifestent d'eux-mêmes. » (04.11.41)

« Ah ! les gens qui vous veulent du bien, comme il faut s’en méfier. » (09.11.41)

Les attentions de Rouveyre :
« Retiré ce soir en rentrant de Paris. Le veston de velours annoncé par la carte de Rouveyre, assez beau, élégant, orné de ganse de soie, mon nom écrit par lui à l'aiguille et au fil sous le col, dou­blé de tartan et assez chaud. Dans les poches, des paquets de cigarettes et une petite boîte de confitures. Quels soins il a pour moi, et qui doivent l'amuser. Sur le papier d'emballage de ce paquet, mon nom et mon adresse écrits à l'encre en véritables caractères de titres d'affiches. J'ai même cru tout d'abord qu'il s'était servi d'une vieille affiche pour faire mon paquet. Pour sûr qu'en plus de la gentillesse que tout cela est de sa part, il doit s'y amuser beaucoup. » (20.11.41)

« (...) ce n’est pas la classe qui fait l’individu. » (22.11.41)

Le rebelle :
« Toujours la même farce : l'Etat fait le généreux avec l'argent des contribuables. Je ne me suis pas gêné pour le dire tout haut, dans le bureau de tabac, devant des clients, qu'il ne me plaît pas du tout d'être ainsi contraint et forcé de faire la charité à je ne sais quelles gens. » (28.11.41)

Méfiance sur l’apparence :
« J'ai parlé de ma méfiance, dans ma conversation avec B. Qui sait ce que nous apprendrons, quelles révélations nous seront faites, comme après la guerre 1914-1918, quand la guerre actuelle sera terminée. L'homme vraiment sage, à l'esprit circonspect, n'écrirait, ne dirait, ne penserait pas un mot, se disant : « Je n'en sais pas un mot. » (12.12.41)

Sur les prix littéraires :
« Je ne veux absolument rien : Académie Goncourt, Prix aca­démiques, Prix littéraires, c'est d'un ridicule complet à mon âge. Je le lui ai dit à elle : « Lire un matin dans les journaux : « Le « Prix Lasserre a été décerné hier à M. Paul Léautaud. » Ah ! cela, non, jamais. Ces affaires-là sont bonnes (pour ceux qu'elles intéressent) entre 40 et 50 ans (50 ans est même un peu tard). A mon âge, c'est purement grotesque. » Je lui ai dit aussi : « Il s'agirait de 50.000 francs ! A la rigueur. J'accepterais peut-être. 50.000 francs sont une somme. Mais 8 ou 9.000 francs, être ridicule pour 8 ou 9.000 francs ! Je me plais parfaitement comme je suis et je tiens à rester tel. » (14.12.41)

« Il [Jean Jacoby] est bien de mon avis qu’il n’y a pas d’action plus basse que la dénonciation. » (23.12.41)

Détachement par rapport à la mort :
« Si je pars le premier, comme c'est bien probable, comme le commande la différence d'âge, M. D. me fera faire une pierre à même la terre, avec cette inscription :

PAUL LÉAUTAUD
Ecrivain français 1872­

Cela sera du reste indiqué dans mon testament.
J'ai vraiment décidé tout cela, avec ce gardien, comme j'aurais décidé de l'achat d'un meuble, d'un vêtement. Aucun roman­tisme, aucune rêverie funèbre. Le regret de cette première place qui me plaisait tant, voilà tout. Le gardien a eu [ce] mot, en m'entendant parler du voisinage : « Oui, oui, je comprends, vous voulez être seul. » (27.12.41)

Autoportrait positif :
On a écrit dans un de ces articles nécrologiques que j'ai su être (ou rester) comme écrivain un homme libre. Comme homme tout court, également. Rien n'a pu me faire rien sacrifier du genre de vie que je voulais pour mener ma vie d'écrivain. J'ai fait passer cela avant tout, même dans le cas de choses qui m'eussent été agréables. Je crois que c'est Louis Gérin, à qui j'exposais cela un jour, qui me dit : « Vous êtes un homme fort. » Sur ce chapitre, non seulement fort, - je ne suis pas un homme fort, j'avais une unique passion, voilà tout, - mais un homme féroce, d'une grande volonté. Je n'ai au reste nui à personne, me comportant ainsi. J'ai toujours résumé cela ainsi : l'indépendance de mon domicile. (29.01.42)

Je n’ai jamais été le serviteur de rien. (10.02.42)

Je le répéterai : je trouve ces procédés abusifs. Je ne suis pas chargé de nourrir les enfants des gens qui ont eu la bêtise d'en faire, ne pouvant les nourrir. La vie est chère excessivement. Les impôts lourds. Si l'État a des générosités à faire, qu'il fasse des économies de personnel - au lieu de l'augmenter à chaque ins­tant. Les faire avec notre argent est une farce contre laquelle je proteste. (18.03.42)

Conversation avec le professeur Lanquine :
Je le choque un peu par mon antidémocratisme, ma répul­sion pour le suffrage universel, ma théorie du bien-être, du tra­vail, de la vieillesse tranquille assurée au peuple, mais aucuns droits politiques. Également par l'opinion que je suis arrivé à avoir sur le sujet de l'instruction gratuite et obligatoire, destruc­trice du bon sens, remplacé par la prétention. Après cela, du même avis quant au néant du savoir qui n'est que du savoir appris, sur la sottise, et malfaisante, de certains propos de certains déma­gogues, comme le sot Jean Perrin, fameux phraseur, dans un meeting au temps du Front populaire, s'adressant à des ouvriers, que : « Avec des loisirs, tout le monde pourrait arriver à la grande culture », sur la rareté de ce qui constitue la véritable intelligence, qui ne consiste pas du tout, comme tant de gens en jugent, dans le plus ou moins de réussite dans une carrière ou dans une profes­sion, mais dans la faculté d'observer, de juger, de comprendre, de déduire, d'inférer, de tirer profit ou enseignement intellectuel de tout ce qui se passe ou se présente à vos yeux, et même des propres réflexions qu'on est amené à en faire, et de savoir s'éva­der de soi pour apprécier et porter jugement. Il arrive à parler de la façon dont sont souvent bornés les gens enfermés dans une spécialité et qui ne connaissent rien, sortis de cette spécialité. (...) J'ose penser que cet homme [Mallarmé ?], tout comme Huysmans, autre écrivain de vocabulaire et de syntaxe abracadabrants, n'était pas intelligent ni doué d'une bien grande culture littéraire. Que manquerait-il à la littérature française s'ils n'avaient pas écrit l'un et l'autre ? Rien, absolument rien. (12.04.42)

(...) on a plus de talent dans la méchanceté que dans les effusions. (22.04.42)

Journalistes, speakers, mènent contre Churchill et l'Angleterre, la même campagne d'in­jures qu'ils menaient contre Hitler et l'Allemagne, avec le même répertoire de phrases de mélodrame. Cette façon d'injurier son ennemi, - comme si les injures pouvaient servir à quelque chose, - est pitoyable, et encore plus pitoyable de voir recommencer pareille sottise à si peu de distance de la précédente, dont ces messieurs n'ont tiré aucune expérience. Traiter Churchill et les Anglais de voleurs parce qu'ils s'en prennent aux colonies françaises n'est pas du domaine de la raison. Les Anglais font la guerre, et dans la situation dans laquelle ils se trouvent, après tout ce qu'ils ont perdu, il est tout naturel qu'ils tiennent à se saisir de matières d'échange pour le jour du règlement. Faire des phrases sur « le sang français », -et le sang malgache, le sang algérien, le sang marocain, le sang chinois, quand nous avons conquis ces pays ? ­l' « honneur français », le « déshonneur anglais », est de la plus basse et plus sotte rhétorique. Je crois avoir noté les premières paroles, lues dans un journal, du refrain de la chanson de marche d'un régiment d'infanterie coloniale : « Pan ! pan ! l'Arbi... » Ce qui revient à exprimer qu'un Arabe, c'était bon à tuer carrément. Se rappeler aussi les débats au Sénat sur la campagne de Chine, les petits Chinois que les soldats français lançaient en l'air et recevaient sur leur baïonnette. Un petit Chinois ! La belle affaire ! J'aime mieux être un mauvais citoyen qu'un citoyen admiratif devant ces hauts faits. (07.05.42)

Genèse du style de Léautaud
J'étais ravi de cette appropriation. J'avais vraiment des disposi­tions naturelles pour toutes ces questions. Je suis d'ailleurs le modèle de l'homme qui ne s'est occupé que de ce qui lui plaisait, jamais rien par devoir ou par intérêt. Ma fréquentation du théâtre, dès l'âge de deux ans, et pendant si longtemps, m'a certainement aussi beaucoup servi. Vallette remarquait combien mes phrases tombent bien quand je parle, quel que soit le sujet que je traite, et même dans les discussions d'affaires, comme dans les rendez-vous chez l'expert lors de ma chicane avec ma propriétaire. (...) Une autre remarque que m'a faite je ne sais plus qui, à propos de cette longue fréquentation des théâtres, c'est à quel point il n'en est rien passé de déclamatoire dans ma façon d'écrire. Preuve encore que le sens du naturel, du simple, était inné en moi. C'est la vérité, à ce sujet, que ni Corneille, ni Racine, ni Hugo, ne m'ont jamais beaucoup transporté quand j'étais enfant. Je dis : quand j'étais enfant. Car Racine a pu me toucher quand j'étais jeune homme. (09.05.42)

Ces gens qui ne peuvent vivre hors d'un groupement. J'aurais eu de la fortune, c'est la première jouissance que je me serais donnée : un vaste espace de jardins plantés d'arbres, une petite maison au milieu, loin de tout le voisinage. Rien que d'y rêver !... Il me faut, au lieu de cela, vivre avec des voisins, - et encore je suis un peu privi­légié par mon éloignement de la rue, - et avoir à supporter cette famille Guillou, dans laquelle c'est à qui parlera le plus fort, du père, de la mère et des trois vermines d'enfants, et qui m'empoi­sonnent la partie de mon jardin côté rue. (10.05.42)

J'ai toujours trouvé cette prétention comique et ce besoin d'avoir des disciples d'une vanité comique, et je serais tenté de dire le signe d'un manque de désintéressement spirituel et d'un manque de solidité et de fierté d'intelligence. Il me semble que cela pourrait se résumer : le besoin de n'être pas seul. Quant aux « disciples », aux niais qui ont besoin d'un « maître à penser », comme on a besoin d'un maître à danser, c'est pour moi d'une bouffonnerie complète et qui fait pitié. (14.05.42)

Curieux comme le moindre nom de localité de Bretagne exerce sur moi de séduction, me donne l’envie du voyage. (25.07.42)

Appris aussi de Bernard que Bachelin dans son testament. a fondé un « Prix Bachelin ». Pauvre Bachelin ! Un « Prix Bache­lin ! » C'est pitoyable. Quel besoin ont certains individus de quelque chose qui leur survive qui rappelle leur nom ! Quand nous fou­tra-t-on la paix avec ces lauriers en papier pour écrivains ! (27.07.42)

La bêtise chez une femme supprime l’amour chez moi, comme supprime, empêche tout désir chez moi, par répugnance physique, la connaissance d’un partage : mari ou autre amant. (31.07.42)

Comme je lui dis qu'à mon avis il a fait un grand mal moralement, et que je le considère comme un sot, de n'avoir eu aucune idée de ce qu'allaient produire ses théories dans le monde ouvrier, qu'on ne gouverne pas un pays en prophète et en illuminé, il me répond que c'est un faible, qu'il a été maladroit et qu'il aurait dû faire la révolution complète. Je l'ai éberlué en lui disant que je ne suis pas démocrate, que je ne l'ai jamais été, que le peuple des grandes villes, alcoolique et braillard, me dégoûte, que j'ai horreur de tout ce qui vient d'en bas, que ma théorie le concernant est celle-ci : du travail, des salaires lui assurant une vie possible, des droits professionnels, aucuns droits politiques, reconnaissant au surplus que la forme de la société aujourd'hui est une monstruosité et que notre époque de mécanique et d'usines n'est qu'une autre forme d'esclavage. Il reconnaît que les juifs étaient partout, tenaient une grande place, que la N. R. F. en était pleine, qu'ils abusaient vraiment. Il a été de mon avis sur la sottise, pire : la bêtise, de juifs comme Benda, comme Suarès, pleins d'injures, de grossiè­retés, dans leurs articles à l'égard du Chancelier Hitler, comme si ces façons rimaient à quelque chose, si ce n’est à se retourner contre eux. (28.08.42)

Je lui ai raconté l'ostracisme formulé par Gide, Mauriac et Valéry comme condition à leur acceptation de prendre, tous trois, la direction de la N. R. F., ostracisme qui est un comble de la part de trois ennemis des régimes autoritaires. Elle fait à ce sujet cette réflexion : « Une chose assez drôle. Dans votre jeunesse, Valéry était antidreyfusard, et vous, dreyfusard, c'est-à-dire lui à droite, vous à gauche. Maintenant, Valéry est gauche et vous droite. Je trouve cela très curieux. » Jugement bien sommaire, et bien rapide. Je ne suis pas du tout de droite, si je ne suis pas de gauche, ces deux termes pris dans leur sens courant. Je ne suis ni l'un ni l'autre. Je sais fort bien ce que je suis : rien, neutre, indépendant, en marge.
Je suis pour : la hiérarchie, l'ordre, le règne de l'élite, la liberté de la presse, la liberté de l'enseignement, les droits professionnels des salariés, la responsabilité morale et pécuniaire des gouvernants, la réforme de la police, la remise à sa place de la haute finance.
Je suis contre : l'idée de patrie dans son sens vulgaire et agressif, le suffrage universel, puisque [sic] : l'instruction gratuite et obli­gatoire, le service militaire obligatoire, la nouvelle loi du travail obligatoire ( encore que dans les circonstances présentes, quand je vois ce que sont la plupart des jeunes gens et jeunes filles, elle peut avoir quelque bienfait, n'empêche qu'elle soit une nouvelle atteinte à la liberté), mais je l'ai écrit : depuis la Révolution fran­çaise, nous perdons progressivement toutes nos libertés, - les syndicats de fonctionnaires, le droit de grève.
Encore le vrai est-il que je me moque pas mal de ces questions. Mon indifférence est prouvée par ce fait : je n’ai jamais voté, ni été d’aucun parti politique. (17.09.42)

Cette impossibilité dans laquelle je suis et ai toujours été de donner raison à qui a tort, quelles que soient mes attaches avec, ce qui, amour ou amitié, ou relations cordiales, se rattache certainement au côté juridique de ma nature d'esprit, à la qualité de bon sens dont je suis doué, et qui m'ont si bien servi l'un et l'autre dans certaines difficultés et m'ont fait avoir raison en deux ou trois circonstances contre Maurice Garçon. (26.09.42)

J'écris ce soir une carte à Rouveyre, en réponse à la sienne. Je ne me gêne pas pour y exprimer mon antipathie de toujours pour les Américains. Leur culte de l'argent, leurs maisons à dix-sept étages, leur Hollywood cinématographique et le cabotinage de leurs vedettes mâles et femelles me font horreur, et leur manque de passé, d'histoire, de culture ne les mettent pas à mon goût... (19.11.42)

J'en reviens à ce sujet. Combien de gens, au moins dans ceux que je vois, se rendent compte de la dégringolade de la France, y pensent, y sont sensibles, s'y intéressent, quand ce ne serait que du point de vue spectaculaire, comme on dit ? Il n'y a qu'à regar­der dans le métro, les entendre, questions d'alimentation unique­ment, jeunes gens, jeunes filles, chahutant, riant, se pelotant, se baisottant plus ou moins, les queues par tous les temps, par centaines de personnes, aux cinémas de l'avenue d'Orléans, pour les âneries qu'on y voit, ce qui est devenu un besoin, dans toute la force du mot, pour ce qu'on appelle le public. Rien ne se passe pour eux, certainement, et quand ce ne serait que sous l'aspect politique, européen, ils sont trop bêtes et trop ignorants pour s'y intéresser. On comprend qu'un écrivain continue à écrire comme en temps normal, mais ce monde d'employés, de boutiquiers, d'ouvriers, avec leurs basses distractions, qui paraissent seules avoir de l'intérêt pour eux ! Cela mange, cela fait son « boulot », cela dort, rien de plus. (05.12.42)

Je puis écrire, moi, et penser, ce que j'écris et pense ici. J'ai été employé toute ma vie à des appointements fort modestes. J'ai fait une carrière d'écrivain sans jamais le souci de l'argent. Par exemple, mes dix-sept ans (je crois que c'est le temps) de critique dramatique au Mercure. Je partais le matin de Fontenay à 9 heures pour mon bureau, Je revenais déjeuner. Je repartais pour mon bureau. Je revenais pour dîner et apporter à la bonne que j'avais alors [les provisions]. Je repartais pour un théâtre ou pour un autre, faisant à pied, si loin que fût ce théâtre, le trajet de la gare du Luxembourg, et le trajet du retour à la gare pour rentrer à Fontenay. Cela en général trois fois par semaine, dans le plein de la saison théâtrale. Je donnais au Mercure des chroniques de six, huit, dix, quelque­fois douze pages, pour des honoraires qui ont été de 24 francs, 35 francs, 50 francs, enfin 75 francs, ne m'occupant pas de ce détail, mettant à les écrire tout ce que je pouvais avoir de talent, ne songeant qu'à mon plaisir d'écrire, qui pour moi suffisait à tout et comptait uniquement pour moi. Dans les premiers temps, même, avec les pourboires aux ouvreuses, un café pris quelquefois avant le train du retour chez moi, il ne me restait guère sur mes honoraires. On me dira que j'étais payé par mon plaisir, que j'ai retiré de là de grands avantages moraux, que j'y ai gagné une par­tie de ma réputation ? J'ai toujours été le premier à le dire. N'em­pêche que c'était tout de même là du travail, de la peine, des allées et venues, une bonne partie en plein hiver, et j'oublie d'ajouter les soirées chez moi à écrire mes chroniques, plaisir, c'est entendu, mais aussi travail, tout de même. Et j'irais m'api­toyer sur ces gens qui se trouvent contraints d'aller travailler pour de bon, - hors de leur milieu, il est vrai, ce qui peut être pénible, - après les jolis principes qu'ils ont professés ? Bonsoir ! Ce n'est pas parce que je l'ai montré toute ma vie, mais je le dirai une fois de plus : ce qui donne une certaine valeur à un individu, c'est le désintéressement. (16.12.42)

Même quand j'étais jeune homme, il n'y avait pas d'amis, de maîtresses, de plaisir qui parvînt à me distraire de mon travail. Je quittais mon étude d'avoué à 6 heures. A 6 h. 1/4 j'étais chez moi. A 6 heures et demie j'avais dîné. Ensuite, jusqu'à minuit à lire, ou à écrire. Rien n'aurait pu me tirer de là. Mon travail a toujours passé avant tout. Je me mets alors à lui dire qu'il m'est arrivé deux ou trois fois qu'on me dise, devant cela, Gérin, par exemple, Combelle aussi, je crois bien : « Vous êtes un homme fort. » Elle a ce mot : « C'est vrai. » (01.01.43)

Tous ces impôts qui augmentent, et dans ces proportions, tout cela pour payer grassement les fonctionnaires dont le nombre [a] à peu près doublé depuis l'armistice, enrichir les faiseurs de pro­géniture, le gouvernement faisant à chaque instant, par surcroît, le généreux et le bienfaiteur en faisant appel à notre poche. Il paraît que maintenant le prix des places dans les théâtres s'augmente d’un « bon de solidarité » obligatoire. C’est indécent, purement. (12.01.42)

Toutes ces affaires sur la guerre, dans les journaux... Non, non, je n'ai aucune admiration pour le génie militaire, et les récits, les descriptions de combats m'assomment. Je reste bouche bée devant les faits d'héroïsme, de sacrifices, tout ce qui s'ensuit. (29.05.43)

La démocratie, le suffrage universel font le malheur d’un pays : mieux, abaissement, abêtissement. (30.06.43)

Elle [MD] me dit que je pourrais bien avoir des désagréments, si tout ce monde revient avec la victoire des Anglais et des Améri­cains, pour tout ce que j'ai écrit dans mes chroniques de la N. R. F. en 1939. Elle entend par désagréments des procédés nuisibles. Je lui ai répondu que je m'en moque. Je ne vois pas du reste, à mon âge, ce qu'on pourrait faire contre moi. J'ai écrit ces chro­niques - quand ces gens étaient en place, quand ils étaient puis­sants. Je n'ai jamais rien demandé : ni décoration, ni prébendes, ni profits. Je ne dois rien à ce monde-là. On ne peut m'imputer ni attaques quand ils se sont trouvés par terre, ni reniement, ni ingratitude. (28.11.43)

Les Français sont peut-être le peuple le plus spirituel. Ils ne sont certainement pas le peuple le plus intelligent. J’en excepte une certaine élite ! et encore !... et les coquins qui, eux, ne sont pas bêtes. (01.01.44)

L'Oeuvre de ce matin termine son article à ce sujet par ces mots : « Les ouvriers de Paris ont-ils mérité cela ? » Moi, je dis : imbéciles, aussi canailles, qui étaient tous si Front populaire, se laissaient monter la tête et mener par cette bande de coquins et dans leur ivresse de cupidité et de haine ne connaissaient plus de bornes : sévices, violences, menaces, demi-crimes, grèves perlées plus tard dans les usines de guerre. Il n'est pas sûr, au reste, qu'aujourd'hui ils « réalisent » comme on dit si bêtement. On leur bourre d'ailleurs encore le crâne présentement avec toute la rhétorique démagogique qu'on leur sert sur les futurs bienfaits sociaux qu'on leur prépare et qui sont de tous points semblables avec les contradictions qui s'y mêlent - cela pour éviter que présentement ou prochaine­ment ils ajoutent au grabuge. (22.04.44)

Sale peuple imbécile et canaille. Celui-là a tout de suite pensé à ce qui l'intéresse probablement le plus dans la vie. Et ces gens-là votaient, et ces gens-là manifestaient en bande, le poing levé, menaçant, réclamant, exigeant, prétendant diriger, changer la société, ne regardant pas aux voies de fait, au crime (affaire de la poutre sciée jusqu'à ce qu'elle puisse paraître intacte, aucune enquête ni sanction suivant, aux chantiers de l'Exposition). Du travail à tout ce monde-là, les meilleurs salaires possibles, et une poigne solide pour les tenir à leur place. (08.05.44)

On a beau faire, on finit par être atteint par les événements.
Ce que j'écris ci-dessus, les opinions que j'exprime, n'est dicté par aucun intérêt, par aucun esprit de classe. Je n'ai jamais fait de politique. Je n'ai pas de fortune. Je n'ai rien à conserver. J'ai toujours été un homme capable de vivre sous les lois, n'enviant, ne jalousant personne. Je le dis souvent : ce]a ne m'a jamais dérangé que des gens puissent dépenser trois cent mille francs par an pour vivre. Comme ne me dérange en rien aujourd'hui, moi qui me nourris le p]us souvent de mauvaises pommes de terre, que des gens puissent s'offrir des repas à mille francs ou plus. Chacun son lot, comme d'avoir du talent ou n'en avoir pas, comme d'être beau ou laid. Je n'ai jamais mis ma vie dans les choses maté­rielles. Ce qui ne veut pas dire que je n'aurais pas préféré vivre mieux, mais je n'ai jamais souffert ni éprouvé de mauvais senti­ments que cela ne soit pas. (03.06.44)

(...) l'émission française, cette dernière, si on la compare, paraissant faite pour un peuple de petits employés et de midinettes auxquels on peut raconter tout ce qu'on veut. Si cela est exact, quelle belle connaissance de mes concitoyens, dans leur généralité.
(...) Même mes fenêtres fermées - par une chaleur comme il fait en ce moment ! - je suis assourdi. Et on s'étonne que je voue les gens aux pires malheurs ! Mais je les verrais flamber chez eux que je ne me dérangerais pas. (13.08.44)

Il y a longtemps que le caractère que prend la société en France m'écoeure, depuis la fin de la guerre 1914-1918. Je me suis toujours tenu loin des affaires publiques, retiré le plus possible dans mes occupations d'écrivain. Vais-je me passionner et m'at­trister, parce que la bêtise et l'abjection montent ? Revenons à mon indifférence d'auparavant, en espérant que je n'écoperai pas trop, comme écrivain, de ce régime qui se dessine et qui ne sera peut-être que passager, ce qui se pourrait fort bien. Ces messieurs se croient peut-être trop tôt les maîtres. (22.08.44)

Léautaud, un anti
Je le dis sans m'en glorifier et sans m'en flatter. Rien de tout cela ne me touche, ne m'intéresse, ne remue quoi que ce soit en moi. Je suis encore porté à m'en moquer, comme d'une mascarade complète et d'un spectacle pour les dupes. Ce fétichisme du drapeau ? Comment peut-on vénérer un morceau d'étoffe. Aussi bizarre pour moi que les gens qui s'agenouillent devant une statue religieuse. (26.08.44)

Bilan de son comportement pendant la guerre :
La guerre est finie, au moins pour la région de Paris. Le plus ou moins de contraintes que nous subissons a pris fin. Nous en aurons peut-être d’autres, mais pas du même genre. Je me retrouve là. « J'ai vécu ! », comme disait Sieyès, je suis même resté en bon état, non sans une certaine dépense pour ma bourse, pas loin d'une trentaine de mille francs, si ce n'est plus. Heureux que j'aie pu la faire. Je n'ai obéi à aucune des prescriptions. Par exemple, celle sur la remise des cuivres. J'ai gardé mon petit revolver amé­ricain, qui est, à la vérité, presque plutôt un bibelot qu'une arme, tout en étant quand même une arme, mon pistolet et mon épée du XVIIIe. Je n'ai eu peur de rien, je n'ai rien redouté. Je suis resté tranquillement chez moi, quand tant d'autres se sauvaient. J'ai continué à passer mes nuits, la porte de ma grille non fermée à clef. Je n'ai sacrifié aucune de mes bêtes. Les chers êtres que j'ai perdus sont morts, bien que d'une mort inattendue, de mort naturelle. J'ai même recueilli, il y a deux ans, la chatte Minette, abandonnée dans le Luxembourg et que j'ai actuellement. J'ai gardé ma raison, ma liberté d'esprit complètes, mon franc-parler, même devant les deux officiers allemands avec lesquels je me suis trouvé en rapport, même avec les gens de mes relations qui pen­saient à l'opposé de moi, je me suis montré courtois, poli, obli­geant, quand l'occasion s'est présentée, avec des « ennemis » qui garderont au moins ce souvenir d'un Français. Je n'ai eu aucune bassesse de pensée et d'action. Allons ! allons ! ce n'est pas mal. (26.08.44)

C'est curieux, ce fond de policier, de dénonciateur, de justicier, que la plupart des gens ont encore. Qu'un individu coure dans la rue, qu'un autre derrière lui crie : « Arrêtez-le ! » Sur vingt passants, dix-neuf se mettront à courir après lui, et, s'ils l'at­trapent, à l'assommer à moitié, cela sans savoir un mot de ce dont il s'agit. J'ai vu cela plus d'une fois. Cela donne un dégoût ! (26.09.44)

Mais voilà ! Je ne suis sensible à l'idée de patrie que dans le domaine de l'esprit : la langue (la langue française pour moi une merveille), la littérature, le paysage, le caractère, et cela, rien ne peut le supprimer. L'occupation m'a été indifférente, elle ne pou­vait toucher à cela, pas plus qu'à ma liberté de pensée. Je suis de plus extrêmement sensible aux traits de générosité, de civilité, autant que je suis horrifié, et que ma raison se trouve perdue, devant les cruautés, de quelque côté qu'elles soient commises, et les traits d'occupation racontés par Chardonne m'avaient conquis comme d'autres traits de charité, d'ordre, de secours des Allemands lors de l'exode. Mais à ce compte-là, dans des circonstances plus ordinaires, j'ai vu bien des Français être obligeants, serviables, avec de simples soldats allemands, cherchant à les tirer d'embar­ras dans un cas ou dans un autre. Le petit fait que j'ai noté, sur la plate-forme de l'autobus Paris-Fontenay, ce soldat allemand ne connaissant pas un mot de français et tous les voyageurs cher­chant quelqu'un qui connût l'allemand pour le tirer d'affaire.
Ce soldat allemand, qui ne savait pas un mot de français, qui ignorait le chemin de sa destination, qui le demandait par signes, ces voyageurs, tous gens du peuple qui cherchaient à le tirer d'af­faire, taxera-t-on cela de servilité, d'obligeance excessive, dépas­sant la mesure à l'égard d'un ennemi ? N'est-ce pas la preuve, au contraire, que les peuples dégagés des tromperies de la politique et des servitudes économiques, qui font les guerres, dont ils sont les victimes sans aucune part aux avantages, s'entendraient par­faitement entre eux. Je n'ai jamais rencontré pendant toute l'oc­cupation un seul civil ayant une attitude hostile pour un occupant, simple soldat ou gradé. Finalement, je maintiens mon point de vue, je reviens à ma méthode. C'est moi qui ai raison. Marie Dor­moy est encore envoûtée par les préjugés du patriotisme dans son sens vulgaire. A ennemi constitué, bien éduqué : réciprocité. Cet ennemi courtois, bien éduqué, de sentiments généreux, d'esprit cultivé, préférence sur mes concitoyens vulgaires, bêtes et brutes. (26.01.45)

Et quand on pense que ce malheureux Chamfort a donné un moment dans cette malfaisante ânerie, avec son : « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières. » Pitoyable. Paix aux uns comme aux autres. Chacun son sort. Je ne me suis jamais plaint du mien, si modeste qu'il fût, employé pendant toute ma vie, et je n'ai jamais porté envie à personne, pas plus pour le talent que pour l'argent. Je peux même dire que ce que j'étais me contentait, comme il me contente encore aujourd'hui, et que je n'aurais changé avec per­sonne.
Comme si les châteaux, les belles propriétés, les parcs, les vieilles anciennes demeures seigneuriales n'étaient pas la parure d'un pays, ne faisaient pas partie de son histoire, n'évoquaient pas son passé. Comme si le luxe n'était pas nécessaire, n'avait pas ses bienfaits, son utilité même, économiquement. Un pays serait dans un bel état, qui ne serait peuplé que de pauvres. Tas d'ânes ! Ames basses et stupides ! Rebuts d'humanité ! Comment peut-on être démo­crate ? (28.11.45)

Comment peut-on être démocrate ? Par quelle aberration de l'esprit, quelle méconnaissance des différences naturelles, quel manque d'observation sociale, quel oubli des nécessités sociales ? Dans deux enfants qui naissent, il y a en puissance les mêmes différences de caractère, de moyens, d'avenir que dans leur taille, leur santé, leur jugement, les uns petits, les autres grands, les uns blonds, ou châtains, ou bruns, ou roux. Les uns sont destinés à dominer, diriger, commander, s'élever, sortir du rang, comme les autres à servir, travailler, obéir, être soumis, être occupés aux besognes et travaux ordinaires et subalternes, sans qu'il y ait de quoi, pour les premiers, en tirer un orgueil démesuré et [illisible]. pour les seconds, en rougir ou en souffrir. Aucune responsabilité pour les uns et pour les autres de ce qu'ils sont, dans leur supé­riorité ou dans leur infériorité. La nature seule les a faits ce qu'ils sont. (16.02.46)

J'ai dit à Yves Lévy, à propos de la déportation en Allemagne sur la dénonciation d'une concierge, ce que je pense et ai toujours pensé d'un pareil cas : une abjection, à mon avis pire qu'un crime. On comprendrait encore, on admettrait, bien que pour moi l'abjec­tion en demeure complète, d'un partisan politique, d'un adver­saire politique, d'un fanatique dans ce domaine, bien que, je le répète, pour moi, l'abjection demeure là entière, mais une concierge ! La bêtise, la jalousie, l'envie, la vengeance d'un petit différend quelconque. Je me suis toujours élevé, en moi-même, et en conversations, contre les condamnations prononcées depuis la libération par ce qu'on a appelé les « Cours de Justice ». Quand il s'agissait de dénonciateurs, de quelque côté qu'ils fussent, ma protestation, malgré moi, malgré mon peu de goût, que j'ai eu toute ma vie, pour le châtiment qui ne répare rien, qui même ne sert jamais d'exemple, s'arrêtait, je ne disais rien, je me détournais en pensée.
J'ai résumé mon sentiment sur ce sujet, tel qu'il est fortement ancré en moi, que si je voyais, sous mes yeux, un homme en assassiner un autre, je ne le dénoncerais pas. J'ai eu l'approbation d'Yves Lévy en ces termes : « Ce n'est pas notre métier. » (17.02.47)

Comme toujours, ce qui est profondément dans mon caractère, cela me ravit. J'ai toujours plus joui des catastrophes que des événements heureux. J'ai vu deux guerres. J'ai eu pendant l'une et pendant l'autre, encore plus pendant la seconde, un excellent état moral. Où diable ai-je pris cela, et quoi m'a construit de cette façon ? Je serais bien embarrassé de le trouver et de le dire. Est-ce mon extrême curiosité, doublée de l'absence complète de peur à quoi que ce soit ? Est-ce mon anti-société (socialisme ne conviendrait pas) ? On m'a appelé un jour, dans une critique littéraire : « anarchiste intellectuel ». C'est peut-être ce jugement qui me convient. (15.10.47)

Les Vendéens, les Chouans, leurs vrais descendants, sont tou­jours là pour la défense d'une liberté : celle de faire élever et instruire leurs enfants comme bon leur semble, payant au reste leurs écoles libres de leur argent. Je finirai par croire que cette région de la France est, moralement, la région supérieure. (22.01.48)

Je n'ai jamais écrit un mot, un seul, par méchanceté. Cela a toujours été bien autre chose : malice, raillerie, horreur de l'étalage, de la niaiserie, des faiseurs de grandes phrases et de grands sentiments, et extrême plaisirs à montrer leur comédie. Je me rappelle le mot de Valéry que m'a rapporté Mme Julien Cain, au déjeuner chez Benjamin Crémieux : « Léautaud n'est pas méchant, il est mauvais », sans que je sois encore arrivé à démêler la différence entre les deux. Ensuite, Henri Clouard, à son tour, lui aussi, me jette dans les jambes Montaigne. On ne trouverait son nom nulle part dans tout ce que j'ai écrit. Je n'ai jamais pu le lire. Quand j'étais tout jeune homme, à l'époque de mes grandes lectures, j'ai acheté les Essais. Après les avoir lus, ou plutôt essayé de lire une dizaine de pages, j'ai renoncé et j'ai bazardé les volumes. (26.05.49)

Cela me ravit. J'ai écrit quelque part que j'ai plus joui de mes chagrins que de mes plaisirs. Je suis de même pour les événements. Je jouis plus des déceptions, des non-réussites, des duperies, des échecs, résultats souvent de l'imprévoyance, de la courte vue, de la trop grande confiance en soi et dans les autres. J'ai pour axiome : on est toujours l'auteur de ses malheurs. (26.11.49)

Je n'ai jamais écrit par obligation. Je tiens la littérature alimen­taire pour méprisable. C'est pourquoi toute ma vie j'ai été employé. Pour assurer ma liberté et n'écrire que lorsque j'y avais plaisir.
Je suis au reste arrivé à cette opinion que la littérature, comme tous les arts, sont des fariboles, qu'il n'y a rien d'admirable. Le mot admiration me fait pouffer. Il arrive qu'on intéresse, qu'on distraie, qu'on plaise, rien de plus. Je ne suis pas plus porté à l'admiration qu'au respect. On peut dire : tant pis pour moi. Je m'en fiche. (vol. 18, p. 301)

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