Un creuset pour l'inspiration

« (...) je compris que rien ne valait que ses vers et que marcher dans cette voie, c'est-à-dire : imiter, ce serait peu digne et peu méritoire. » (10.09.98)

« Et ces soirs d'affaissement, où il suffit de relire quelques phrases d'un écrivain aimé pour sentir se ranimer en soi les éléments de l'harmonie et se réveiller l'intelligence. » (20.07.99)

« Ce n'est pas tout de bien écrire, il faut encore que sous les mots passe une sensibilité.
On ne me comprend pas quand je reproche à certains styles de n’avoir rien de tremblant...
Et puis, l’insupportable ennui que dégage la perfection...
Tandis que...
La négligence, une certaine négligence est un grand principe, motif, d’art. » (18.03.01)

« Quand je ne suis pas dans une certaine excitation, joie ou chagrin, je n'ai de goût à rien, ni une idée, rien. Serais-je donc romanesque ? Je relisais ce matin dans la Vie de Henri Brulard le passage du « moment du génie ». C'est tout à fait mon cas. Quand écrire devient du travail, j'enverrais tout au diable. Et pourtant, j'ai une volonté extrême. J'ai quelquefois recom­mencé quelquefois dix fois la même page, le même chapitre. J'étais malheureux comme les pierres. Cela ne faisait rien. Je recommençais. » (06.05.03)

« Hier dimanche, été voir Valéry. Nous avons beaucoup parlé de Schwob, littérairement, et de là, de beaucoup de questions littéraires. J'avais déjà une déplorable idée de mon article sur Schwob et des raisons intimes pour cela - ainsi en moi-même que pour l'article sur Stendhal - ma conversation avec Valéry m'a fait une idée encore plus déplorable. Pourtant, je le dis sincèrement ici, où je suis le seul lecteur, Valéry ne m'a rien dit en l'espèce que je ne susse déjà. Seulement, voilà, quand j'écris, il me suffit, on dirait, de sentir mes idées et je ne travaille pas assez à les démonter, à les expliquer sur le papier. C'est ainsi que lorsque j'ai écrit en courant, dans l'article sur Schwob, le passage où il y a le mot originalité, je me disais en même temps qu'il y avait cependant une originalité chez Schwob, qu'elle existe dans ses livres, et la plus belle peut-être des originalités, celle de l'intelligence. Et voilà encore que je déforme le sens du mot, qui n'est pas rare, curieux, mais bien : personnel. Pour tout dire, être ori­ginal, c'est être soi. Or, en littérature, il y a pour ainsi dire deux façons d'atteindre à l'originalité. Il y a les écrivains qui examinent d'abord ce qui se fait autour d'eux, et qui, cela fait et posé, prennent le domaine non exploré, non employé, ou le moins employé. C'est la mauvaise façon, celle qui équivaut à rien. Il y a l'autre ensuite. Celle qui consiste à examiner tout ce qui se fait, et en l'examinant, à le rapporter à soi, pour mesu­rer ce qu'il contient de soi, dans quelle mesure il adhère à soi, etc..., et à la rejeter, naturellement, puisque déjà fait, jusqu'à épuisement de toutes les choses connues, faites, etc... On procède ainsi à une sorte d'élimination de tout ce qui n'est pas soi pur, puisque d'autres l'ont pu faire, qui fait que l'on arrive enfin - à la condition, il est vrai d'être quelqu'un - à trouver le domaine unique et à sa seule ressemblance, puisque, en réa­lité, c'est enfin son moi, en tant que pouvant être exprimé, qu'on a trouvé. Pour tout dire, l'originalité, c'est un calcul, le résultat d'une opération, et d'une opération où l'on retranche sans cesse, ce qui suppose une grande culture, un grand acquis, et une clairvoyance, et une possession de soi extrêmes. » (13.03.05)

J'ai toujours un grand plaisir à bavarder avec M. Chatelain. Nous avons aussi parlé de l'intelligence. Je disais : être intelli­gent, c'est comprendre, c'est entendre. Ce n'est pas seulement comprendre les idées, les choses, les faits qui rentrent dans votre tempérament, dans vos habitudes d'esprit, etc., c'est comprendre également les idées, les choses, les faits qui vous sont différents, contraires, et les plus divers. Autrement, on n'a qu'une intelligence limitée, et qu'est-ce, qu'une intelli­gence limitée. C'est une intelligence qui cesse tôt ou tard de fonctionner et qui se ferme sur un ensemble d'idées donné. On pourrait codifier : être intelligent, c'est, après connaître exactement sa propre façon de sentir et de penser, pouvoir encore se prêter à toutes les autres. » (11.02.06)

« Il est difficile d’avoir de l’esprit avec des gens bêtes. » (25.12.06)

« Je suis bien mécontent de ma dernière Chronique dramatique, celle qui paraîtra dans le Mercure du 16. J'étais pressé, puisque je la donne toujours le dernier jour. Je n'ai pas eu le temps de bien réfléchir, de me décider pour certaines suppressions. Quand j'ai corrigé, sur la mise en page, il m'aurait fallu supprimer une demi-page. C'était le bouleversement de toute la fin du numéro. J'étais encore indécis. Mon travail de bureau m'empêchait d'y réfléchir utilement. Si bien que tout est resté tel ou presque. Aujourd'hui, je regrette carrément de n'avoir pas supprimé cette demi-page. On s'en serait tiré comme on aurait pu. Je n'aurais pas à lire toutes ces bêtises. Bêtises surtout parce que dites un peu sur un ton sérieux. Tant que je plaisante, en disant des choses vraies, sérieuses, cela va. Là, le raccord ne se fait pas avec ce qui précède et ce qui suit, et si je n'ai guère le sentiment de la Patrie, au sens chauvin, si je suis antimilitariste, si je pense qu'un jour les promoteurs de l'antimilitarisme auront leur statue comme les gens de la Révolution, la façon que je le dis manque d'esprit, alors que d'autres passages de cette Chronique, en étant fort subversifs, sont assez drôles.
Au fond, je devrais toujours m'en tenir à ceci : Quand un morceau ne va pas, ou que j'ai une hésitation à ce sujet, le supprimer. Mieux vaut n'avoir pas dit quelque chose et avoir le regret de ne l'avoir pas dit, ce qui peut se rattraper, que l'avoir dit et regretter de l'avoir dit, ce qui ne peut se réparer. Ce n'est pourtant pas la première fois que j'en fais l'expérience.
Que n'ai-je la vraie facilité à écrire, que n'ai-je un style aisé. C'est tout ce qui me fait envie chez un Gourmont, par exemple. Pour le reste, je me suffirais bien de ce que j'ai. Tandis que je n'ai qu'une facilité accidentelle. Souvent des « noeuds » qui me donnent beaucoup de peine, dont je me tire mal, et qui se voient. » (13.04.12)

« Je ne me sens même jamais plus léger, plus prompt. Ce qui me manque, ce qui m'a toujours manqué, c'est le désir qui pousse, le ressort qui fait agir, l'ambi­tion, un but à atteindre. A cet égard, je ne crois pas que je pourrai jamais dire que j'ai beaucoup travaillé, j'entends : littérature. J'ai surtout écrit pour mon plaisir, par saccades, par entrain passager. Cela a été pour moi une autre façon de rêver. Rêver ! Ah ! cela, je pourrai dire que je m'en serai payé, dans ma vie. » (22.12.13)

Analyse de Léautaud : « Comment Gide a-t-il pu se méprendre à ce point ? Je n'en reviens pas. La phrase en question s'applique si peu à lui ! « Spontanéité dans l'expression » alors qu'il doit tant travailler pour écrire, que cela se sent si bien chez lui, et qu'il laisse voir tant d'envie pour les gens qui écrivent spontanément, il me l'a témoigné plus d'une fois sans le vouloir. « Liberté morale la plus complète » alors. qu'il est sans cesse embarrassé dans des questions de conscience, de la peur du péché et qu'il n'a pas une hardiesse sans en montrer aussitôt de la contrition. Il sait mon goût pour Stendhal et il ne l'a pas reconnu dans cette phrase et il s'y est reconnu, lui ! C'est prodigieux. C'est bien comique aussi. Et cette façon caressante, chatte, enveloppante, de me parler de cela, et de me remercier, avec un geste et cette voix qui ne sont qu'à lui. Quelle jolie scène de la vie littéraire. » (30.01.22)

« Quel temps j'ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre, qui ne cadraient en rien avec ma vraie nature. Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m'ont retardé de vingt ans ? Je me fais aussi cette réflexion en ce moment pour Renan, que j'ai tant lu aussi à cette époque et avec qui je n'avais rien à faire. Mes vrais auteurs, c'étaient Voltaire, Diderot et Stendhal, Chamfort, rien que le XVIIIe siècle, comme aujourd'hui je n'aime que cela. Curieux cette espèce de déformation artificielle qu'on subit entre vingt et vingt-cinq ans et qui vous fait vous plaire avec des écrivains si opposés à ce qu'on est. Jamais je ne me conso­lerai de cela. » (24.02.23)

« Ma situation d'écrivain est tout de même comique. Je n'ai jamais été offrir ma collaboration à personne. On est toujours venu me la demander. Gourmont et Vallette m'ont demandé de prendre la critique dramatique du Mercure. J'ai toujours été un collaborateur très lu dans la revue. Des gens ont écrit dans les journaux qu'on allait d'abord à mes articles en ouvrant le Mercure. Résultat : Vallette m'a retiré ma rubrique, malgré le soutien que me donnait Dumur. (...)
Que ce que j'écris vaille ou ne vaille pas, là n'est pas la question. La question, c'est que je suis lu, que j'attire des lecteurs où j'écris, que je ne nuis donc pas commercialement. Résultat : Les Nouvelles littéraires donnent ma place à Femand Gregh. Je réalise ainsi cette curiosité d'un écrivain qui fournit des lecteurs à l'organe, revue ou journal, dans lequel il écrit et que les directeurs de cette revue ou de ce journal mettent toujours le cul par terre, après être venu le chercher à grand renfort de compliments, qui mieux est. Cela a beau être comique, vraiment comique, je finis par en être attristé. Fallait-il que j'attende d'avoir l'âge que j'ai pour connaître de ces déboires, moi qui n'ai jamais rien sollicité de personne et qui entends seulement, puisqu'on vient me chercher, écrire librement ce qui me plaît, ce détail s'ajou­tant que je fais tout le contraire d'un tort à l'organe dans lequel j'écris ? » (18.11.23)

« C’est un signe qu’un écrivain n’est plus jeune quand on parle de lui pour une Académie. » (31.08.24)

Le Bailli mort, descriptif et réaction de l’épouse :
« J'ai résumé tout cela dans un petit aphorisme que j'ai écrit en faisant les commissions et caché dans la poche de derrière de mon pantalon : « Il n'est pas gai pour un amant de perdre le mari de sa maîtresse. Il est obligé d'entendre un panégyrique presque lyrique du défunt, recouvrant soudain toutes les qualités les plus exemplaires, après tous les quolibets et les injures dont on le couvrait de son vivant. » Ce qui suit ne peut s'écrire dans notre cas, le Bailli n'étant plus depuis plus de vingt ans qu'un mari honoraire, mais on pourrait l'ajouter à ce qui précède dans un cas ordinaire. » (14.09.24)

Je descends dans mon bureau et j'écris au dit P. Weiss, tout professeur à la Sorbonne qu'il est, la lettre suivante, aussitôt mise à la poste.
Paris, le 2 août 1926.
Monsieur,
Permettez-moi de vous faire compliment de votre distinction de style et de vous retourner le nom que vous donnez au rédacteur de la rubrique des Publications récentes du Mercure. Il convient par­faitement, avec l'opinion que j'ai toujours eue du Monde universi­taire, à un professeur en Sorbonne. Je n'en.finirais pas s'il fallait que je lise tous les ouvrages que j'ai à mentionner et votre titre pouvait fort bien s'appliquer à un traité des méthodes de suggestion.
Salutations.

P. LÉAUTAUD. » (12.11.26)

« J'ai trouvé une définition du « Suffrage universel » : Le vote d'un intrigant, d'une canaille ou d'un imbécile a son effet. Le vote d'un honnête homme, ayant des idées et du jugement, et désintéressé, n'en a aucun. » (01.05.27)

Dans une déclaration à Auriant.
« Il n 'y a rien à espérer... Le progrès moral n'existe pas. On ne sait de quel côté se tourner. En bas, le peuple, cela ne vaut pas cher. En haut, les bourgeois, cela ne vaut pas mieux. Aussi cruels, aussi bêtes les uns que les autres. Il n'y a certainement pas une cause au monde pour laquelle je me sacrifierais, vraiment, non. Quel parti voulez-vous qu'on prenne ? Comment voulez-vous qu'on ait une opinion pour de bon. Vous vous tournez d'un côté ? C'est un monde d'abjections, de contradictions qui se dresse devant vous. Vous vous tournez d'un autre ? C'est la même chose. Il y a du bon, du mauvais, du pour, du contre, partout. » (24.08.27)

« Le plaisir physique n’est pas un vrai lien. On peut l’éprouver très fort et rester comme deux étrangers. C’est l’esprit qui lie. » (15.03.28)

« Dans la Nouvelle Revue française, étonnant article de Thibaudet, dans lequel il exprime cet avis que la guerre de 1914 doit être désormais jugée et appréciée comme un événement historique. Une pareille guerre, de laquelle nous sommes encore si proches, qui a changé si profondément les conditions et les aspects de notre vie, considérée et envisagée déjà comme événement historique ! Il en a de bonnes. Alors surtout qu'une autre se prépare certainement, moins éloignée peut-être qu'on le croit. » (4.12.28)

« (...) l'état social est une partie où les malins amusent le plus grand nombre, pour faire pendant ce temps-là leurs petites affaires. On donne au peuple des joujoux : religion, héroïsme, gloire, beaux crimes, glorifications civiques, grands discours, etc., etc., et on s'enrichit sur son dos. » (12.01.29)

Les épitaphes :
« Léon Deffoux a eu il y a quelque temps l'idée de composer une partie des Echos du Mercure (pendant plusieurs numéros) avec les Epitaphes de certaines gens, épi­taphes demandées à ces gens eux-mêmes et qui devaient être composées par ces gens eux-mêmes. Il a l'air d'y avoir quelque peu renoncé, ayant un peu perdu, dit-il, du culot nécessaire pour aller faire cette demande aux dites certaines gens, la plu­part des gens, dit-il, n'aimant guère qu'on aille leur parler de leur mort. J'ai tout de même fait la mienne, petit à petit, le matin, dans le train allant à Paris. La voici :
Ici gît Paul Léautaud
Plus connu : Maurice Boissard.
Il écrivait et parlait sans fard,
Immolant tout à un bon mot.
Quand on l'enterra : « C'est bien tôt ! »
Dirent quelques-uns, mais, à part,
Beaucoup pensèrent : « C'est bien tard ! »

J'ai fait aussi (cela en dehors du projet de Deffoux), celle d'André Rouveyre, à qui je l'ai montrée ce matin, et qui est allé la montrer à Vallette, qui l'a trouvée très réussie :
Ci-gît Rouveyre en cette sépulture :
Sa plus belle caricature.
J'ai fait également celle de Vallette (je ne la lui ai pas montrée) :
Ici gît Alfred Vallette
Editeur qui - dit-on ? - fut honnête.
» (01.04.26)
Cf. d’autres épitaphes le 02.04.

« Dans Paris-Midi d'hier, cette histoire :

UN GARÇONNET, JOUANT AVEC UN FUSIL, VISE SON CAMARADE ET LE TUE.

Issoudun, 4 avril.
Au hameau de Piroudeaux, deux enfants, Émile Borredon, âgé de 16 ans, et Germain Savignac, 11 ans, s'amusaient dans la salle à manger de la famille Borredon, lorsqu' Émile, voulant jouer au soldat, saisit le fusil de son frère, visa son camarade en lui disant : « Tu veux que je te tue ? »
Le coup partit. La charge atteignit le malheureux enfant en pleine poitrine et le tua net.

« Que d'hommes portent en eux le chagrin de n'avoir pas eu en amour ce qu'ils eussent tant aimé et d'avoir dû se contenter d'à-peu-près. (09.02.29)

« Je me trouvais ce soir dans la salle d'attente de la gare du Luxembourg, attendant le moment de descendre au train. Je vois passer un jeune homme portant les cheveux comme les portait Coppée dans sa jeunesse. Cela me fait penser à Coppée, puis à ses succès auprès des femmes, et, par contraste, à moi, qui n'aurai pas été très dégourdi sous ce rapport. Je trouve alors cette espèce d'aphorisme, que j'ai noté aussitôt et que je mettrai un jour dans une Gazette :
L'élégiaque est le dernier des roués avec les femmes et le cynique vit comme un moine, empêtré dans sa timidité. (...)
De plus, dans la Nouvelle Revue française parue hier, un long article d'étude sur Fargue, dans lequel on voit (pour la première fois, je crois bien) le mot farguien (pour définir son art, sa tournure d'esprit, le caractère de ce qu'il écrit) tout comme nous avons eu le mot valéryen et le mot proustien ». (02.07.29)

Fulgurance de la répartie :
« J'ai oublié de noter ceci. Hier, après déjeuner, en retournant au Mercure. J'étais sur le trottoir, au coin de la rue Dauphine et de la rue Mazarine, attendant de pouvoir traverser. Une espèce de sagouin alcoolique et malpropre me pousse par derrière pour passer. Je réagis du coude et le fais rester en place. Il se met à se plaindre que je le bouscule. Je lui montre qu'il est comique, après avoir commencé lui-même. Il me dit alors cette gentillesse : « Espèce d'enculé ! » La réplique m'est venue aussitôt : « On n'en pourrait pas dire autant de vous. Vous n'êtes pas assez joli. » Il est parti sans répliquer. » (21.02.30)

Conversation avec Vallette :
« Egalement du même avis sur les gens qui garnissent les murs de leur appartement de gravures, de tableaux, de bibelots sur les cheminées ou dans des vitrines. Je lui dis : « Cela m'arrêterait, moi, des murs garnis ainsi. J'aime mieux des murs nus. Cela ne m'arrête pas. - Absolument ! Je suis comme vous. » J'ai ajouté : « Au fond, tous ces gens-là, ce sont des gens qui ne savent pas rester seuls avec eux-mêmes, comme les gens qui ont besoin de société, qui vont au café, qui vont faire des visites et en reçoivent. C'est le même manque de vie intérieure. »
Je pense même que les gens qui courent les magasins d'anti­quaires, qui achètent ceci ou cela, sont des gens qui s'ennuient. Le plaisir de la recherche, le plaisir de la trouvaille, le plaisir de l'achat et de la possession sont pour eux des façons de se distraire. Au fond, dans toutes les actions humaines, s'il y a le besoin ou l'ambition, ou même seulement le plaisir, il y a surtout le moyen d'échapper au vide de la vie. » (07.11.30)

Notes pour un article (cf. aussi le 17.08.31)
« Il y aurait un petit chapitre à écrire contre la musique, comme l'art le plus primitif, le plus sauvage, celui qui s'adresse le plus, pour ne pas dire uniquement, à nos sens, à notre instinct. L'origine de la musique est certainement l'homme pri­mitif, tapant en cadence deux morceaux de bois l'un contre l'autre et gigotant en cadence avec ces frappements. Un enfant au bord de la mer, qui entend le bruit du roulement des vagues et cherche à l'imiter avec sa bouche : hou-ou, hou-ou... fait de la musique. C'est à la musique que le plus grand nombre, les parties les plus basses de la société sont le plus sensible. Il n'importe pas de savoir quelle musique. C'est de la musique, ce point suffit. Voyez partout le pullulement des phonographes ou des gramophones. A tous ces gens, l'idée ne serait pas venue d'avoir des livres, de se former une bibliothèque. La musique devenue possible à domicile, ils se sont jetés dessus et chaque soir se repaissent de ce vacarme sonore. Preuve que la musique s'adresse aux parties les plus primitives de notre être : je vais quelquefois dîner à Robinson, dans une guin­guette. Un affreux gramophone ?oublé d'un haut-parleur jette sur les dîneurs les flots d'une musique basse et scandée, et je sens naître, sourdre en moi je ne sais quelle envie de me lever et de m'élancer à gigoter comme le dernier sauvage de la plus lointaine peuplade ? aux sons,du tam-tam de sa tribu. Non, ce n'est [pas] l'intelligence, l'esprit, la faculté de méditation, les parties nobles de son être qu'atteint et que satisfait la musique, et ce n'est qu'un mot qu'elle est le premier des arts. De son plus bas degré à son plus haut elle n'est qu'un vacarme aux scandements duquel nous serions prêts à aller de sauts en sauts, sous une impulsion toute physique.
Que vous soyez touchés par la musique des rues, celle des bastringues, celle de l'Opéra, celle de Wagner, celle de Debussy ou celle la plus dernière venue, c'est la partie nègre en nous qui est satisfaite, et la musique, quelle qu'elle soit, n'est qu'un bruit. Si bien un bruit, que la musique la plus récente est composée des bruits de l'usine, d'un chemin de fer, d'une foule, des cris d'une assemblée. Et ce que je dis ici de la musique se pourrait dire aussi de la danse : agitation toute physique, de satisfaction toute phy­sique, dans tous les modes qu'elle revêt. On n'imagine pas un homme au cerveau pensant aimant à s'entourer du bruit d'une musique quelle qu'elle soit, ou se laissant aller à gigoter comme un pantin livré à on ne sait quelles ficelles.
Tous les bruits sont de la musique. On a vu en ce temps des musiciens mettre en musique, plutôt incorporer à la musique, les bruits d'un train roulant, d'une usine en action, d'une foule manifestant.
Tous les bruits, qui tous ont un rythme, sont de la musique. Roulant dans un train, écoutez le bruit saccadé, répété par instants réguliers, du développement des roues. Il y a une cadence, un rythme. C'est de la musique. » (13.07.31)

« J'ai eu une définition du mariage assez heureuse. La conversation m'excite toujours l'esprit de la meilleure façon. « Le mariage est toujours un accident. Un accident de sentiment, un accident de paternité, un accident d'argent. Un accident dont on ne se remet pas et qu'on paie cher. » (19.07.31)

Résumé de sa relation avec Le Fléau :
« la passion sexuelle, l’hostilité morale. » (17.09.32)

Lors d’une nouvelle visite à Castagnou :
« Au nombre des fous de ce pavillon, un type qui s'est garni sa veste de foule de petits lisérés de toutes les couleurs, ses décora­tions, et qui se montre ainsi, assis sur une chaise, plein d'impor­tance. Seigneur ! si on enfermait tous les gens qui ont la manie des décorations ! Mais la moitié de Paris serait vide. » (23.10.32)

« Toutes ces notes sur la maladie de Dumur ne me serviront jamais à rien, sans intérêt à publier, et pourtant je les continue. Bizarre. » (17.01.33)

« Curieux comme on s'habitue à l'idée de la mort, à voir près de soi des gens mourir et à se représenter, en pensant à eux, le phéno­mène en quoi cela consiste. On s'endort pour de bon, on vous enferme dans une caisse et on vous enfouit. Voilà ! » (03.04.33)

« Il m'est venu cette chose drôle : les gens à testicules sont toujours mal commodes. Ce ne serait pas mal comme épigraphe à quelque chose. Cela n'a ni queue ni tête. Mais justement : les gens seraient suffoqués et en chercheraient la signification. » (01.02.34)

« J'ai trouvé ce matin, en faisant la pâtée de mes bêtes, la forme d'un aphorisme à comprendre dans Amours, que j'avais laissé de côté, ne le trouvant pas comme je le voulais, depuis si longtemps que je l'avais à l'esprit :
La plupart des liaisons sont faites de « laissés pour compte » qui se rencontrent et trompent ensemble leurs regrets. » (21.07.35)

« Voilà plusieurs semaines que je me le dis : la guerre ressemble beaucoup au jeu des enfants : les choses qu'on se jette dessus, la poursuite tantôt des uns tantôt des autres, le monticule dont on se déloge tour à tour, etc. Il n'y a en plus que les morts et les ruines. » (20.06.40)

Lucidité extrême : une bonne appréhension de la future manie des médias
« L'aviateur Lindbergh a donné son opinion sur la guerre actuelle, la question de l'Angleterre et celle de l'Amérique. Le Matin publie cela. Parce qu'il a traversé l'Atlantique, cet individu se croit un grand politique. Il tranche des problèmes les plus importants aujourd'hui, universellement. C'est à se tordre ! (...) A ce train, nous verrons un jour un champion de boxe, une vedette de cinéma ou un coureur automobile s'ériger en grand diplomate. Ce sera la dégringolade qui continuera, commencée avec les bavards de la Révolution française. Le progrès continue depuis, des " masses " Il y a bien décidément des choses qui sont révolues à jamais. » (06.08.40)

« J'ai émis cet apho­risme : Décidément, quand on y réfléchit, qu'on a acquis quelque expé­rience, on est forcé de constater que les « grands hommes » ont été presque toujours des imbéciles. Rien de moins intelligent que les « gloires nationales ». (...) Je ne cache pas que j’ai de la haine (ce mot me satisfait ici) pour des gens comme Rodin, Bourdelle, haine aussi du pathos prétentieux auquel ils se sont livrés. Par-dessus le marché, les gens à grande barbe, comme Rodin, me dégoûtent profondément. » (27.10.40)

Sur l’amour
« Certainement, l'amour peut aller sans l'affection. Le véritable amour est exigeant, violent, exclusif, méchant, avec des moments de ressentiment. Le plus grand amour peut comporter une part de détestation. L'affection est un senti­ment fade, c'est l'amour des gens tièdes. » (24.11.40)

Sens de la répartie :
« J'arrive au coin de la rue de Rohan, devant le café de l'Univers. Obligé d'attendre quelques minutes que la traversée de la chaussée soit libre. Deux femmes, arrêtées au bord du trottoir, parlent. Bien cinquante ans passés chacune. Laides et d'une laideur vulgaire. Mise fort ordinaire. J'entends l'une qui dit à l'autre : « C'est comme ça qu'il faut prendre les hommes dès le début. » J'avais envie de leur dire : « Vous évoquez de bien lointains souvenirs. » (26.12.41)

On peut connaître la haute valeur d’un homme, d’une œuvre, mais avec la seule intelligence de l’intelligence, de l'instinct de cette oeuvre, ce qui est cent fois au-dessus et cent fois plus à l'éloge de cet homme et de cette oeuvre que l'admiration niaise et béate. Exemple : Balzac apprenant [sic] La Chartreuse et déclarant Stendhal un esprit supérieur. Il n'y avait pas là admiration, comme on l'entend aujourd'hui, mais un homme " de valeur capable d'apprécier un autre homme de valeur. (S.D., JL XIV, p. 175-176)

Je continue : « Je ne sais pas quelles sont vos opinions, mais, moi, je ne cache pas les miennes. Je n'en veux pas du tout aux Allemands. J'en veux aux coquins, aux incapables, aux sots qui nous ont mis dans ce pétrin. » Il n'a pas répondu un mot, le visage fermé.
Je pense par moments à ce qui se passera si, par extraordinaire, ce sont les Allemands qui perdent, à la tête que certains feront aux gens comme moi, qui ont vomi, politiquement, socialement, ce qu'on appelle l'ancien régime, - je n'ai pas absolument attendu la guerre et ses suites pour cela. Le mot de Gandon, le jour que je l'ai rencontré au coin de la rue de l'Ancienne-Comédie et de la rue de Buci, en compagnie de l'éditeur Lubineau : « Il y aura des règlements de comptes », visant, il me l'a bien semblé, les gens qui écrivent dans les journaux de Paris. Je voudrais bien voir cela. (28.04.42)

En même temps que la cruauté de la guerre, l’appauvrissement des belligérants, la misère des popula­tions, - sa stupidité. Un jour, les combats cesseront, les diplo­mates s'assoieront autour d'une table, on élaborera des traités, la : signature de la paix suivra, les relations diplomatiques reprendront leur cours normal, avec tout leur protocole de bienséances. Et des hommes seront morts, d'autres blessés d'une façon ou d'une autre pour le restant de leur vie, des enfants seront sans père, des pays seront ruinés et des merveilles uniques auront été détruites. La raison chancelle devant de pareils spectacles, on ne sait qu'éprou­ver le plus : du dégoût ou de la pitié. N'aurait-il pas mieux valu commencer par où forcément on finira : négocier, discuter, s'en­tendre. Honte à ceux qui s'y sont refusés. Canailles ou imbéciles. (30.11.42)

Pour le moment, la France, et les Français dans leur ensemble, sont au-dessous de tout. Il n'y a pas de vrai gouvernement, il n'y a pas de vraie autorité. Les secrétaires d'État à ceci ou cela se succèdent sans qu'on sache pourquoi. Les projets d'une réorgani­sation nationale avortent plus ou moins, se contredisent, finalement ne donnent rien. Il n'y a que les combinaisons, les trafics, les profits, les ambitions, les rivalités de partis, plus ou moins cachées, les oppositions, intéressées et sournoises, et chez les gens, surtout dans le peuple, l'indifférence, l'ignorance, le j'm'en fichisme, la rigolade, le cinéma et les radios à domicile ouvertes à plein tapage avec leur répertoire de beuglants. (22.12.42)

Sans illusion pour l’après-guerre :
Cela, en attendant les « éclaboussures » comme je dis quand je parle de mes prévisions : bombardements, combats plus ou moins, en attendant la guerre civile qui couronnera le tout, quand le ter­rain sera redevenu libre, les « partisans » déjà tout prêts, d'un côté et de l'autre. (16.03.43)

Anticommuniste et jugement historique.
Ce Pierre Herbart me paraît mériter le même jugement que Vallette faisait de son beau-père. 1° Pour s'être emballé comme lui pour le régime soviétique sans en savoir plus qu'aucun de nous. 2° Pour souhaiter une société sans classes, ce qui est une pure chi­mère, une pure stupidité, et n'est pas souhaitable. Il y aura tou­jours des classes sociales, il n'en peut être autrement. L’abomination démagogique, c'est de les avoir dressées les unes contre les autres, depuis la révolution de 48. Je redirai ce que j'ai déjà dit pour Gide : s'il est tant épris d'une certaine classe, s'il est si mal­heureux du manque de bonheur dont à son avis elle pâtit, il lui était facile de renoncer à tout ce qui le fait, lui, d'une classe privi­légiée et de s'intégrer à l'autre. Tous ces gens qui sont choqués des inégalités sociales, et qui ne se sont pas encore aperçu qu'elles sont dans la nature des êtres et des choses et qu'elles commencent dès notre naissance, sont bien comiques. (09.05.43)

Quelle merveille, fertile en profondes jouissances de l'esprit, que la considération de très grandes oeuvres littéraires, dans leur succession, toutes se rattachant aux précédentes, les continuant, en y ajoutant une nouveauté, un pas de plus, dans le fond comme dans l'expression, dans la pensée comme dans le style, dans les nuances de l'esprit comme dans celles de la sensibilité, et les nouvelles faisant découvrir dans les précédentes que quelque chose dans celles-ci les annonçait plus ou moins. (18.10.43)

(...) les rencontres qu'on fait souvent de très jolies femmes avec des hommes fort ordinaires par leur visage, leur aspect, leur per­sonne, souvent même laids, peu attrayants, vulgaires, et à parler sur les motifs qui peuvent expliquer cela, en reconnaissant tous les deux, cet argument avancé par moi, que nous autres hommes nous ne pouvons guère juger des raisons pour lesquelles un homme plaît à une femme, pas plus qu'elles des raisons pour lesquelles une femme plaît à un homme, mérites intimes, caractère : la gaîté, grande chose en effet pour plaire aux femmes, hardiesse, hardiesse extrême, même ! (26.10.43)

S'il n'y avait les gens sensés, clairvoyants, qui jugent cette guerre sous son vrai aspect, autant que cela est possible, et qui voient, plus haut que ces prétendues misères, l'intérêt du pays, on serait tenté de dire que ces cala­mités peut-être prochaines seront pain bénit pour cette masse d'imbéciles dont l'imbécillité, pour un peu, ferait pleurer. (27.12.43)

Les Français sont peut-être le peuple le plus spirituel. Ils ne sont certainement pas le peuple le plus intelligent. J’en excepte une certaine élite ! et encore !... et les coquins qui, eux, ne sont pas bêtes. (01.01.44)

L'Oeuvre de ce matin termine son article à ce sujet par ces mots : « Les ouvriers de Paris ont-ils mérité cela ? » Moi, je dis : imbéciles, aussi canailles, qui étaient tous si Front populaire, se laissaient monter la tête et mener par cette bande de coquins et dans leur ivresse de cupidité et de haine ne connaissaient plus de bornes : sévices, violences, menaces, demi-crimes, grèves perlées plus tard dans les usines de guerre. Il n'est pas sûr, au reste, qu'aujourd'hui ils « réalisent » comme on dit si bêtement. On leur bourre d'ailleurs encore le crâne présentement avec toute la rhétorique démagogique qu'on leur sert sur les futurs bienfaits sociaux qu'on leur prépare et qui sont de tous points semblables avec les contradictions qui s'y mêlent - cela pour éviter que présentement ou prochaine­ment ils ajoutent au grabuge. (22.04.44)

Je suis las de la lecture des journaux, se ressemblant tous. D'un côté, les digressions sur la guerre, pronostics, prophéties, tartines de propagande, avec des parties de vérité. De l'autre, cette nouvelle démagogie dont ils sont pleins, cette célé­bration du « monde des travailleurs », ces appels à lui, ces pro­messes qu'on lui fait, ces droits qu'on lui fait entrevoir, ces capa­cités qu'on lui prête, tout cela contredit par ce qu'on proclame d'un retour à l'ordre, de la nécessité d'une hiérarchie, de l'orga­nisation d'une élite, de la place à donner au mérite, au savoir, à la capacité, - les deux n'allant pas ensemble. Déjà, quelle mys­tification, la fameuse « Révolution nationale ». Je crois que le populaire peut s'attendre plutôt à un sérieux bouclage, et néces­saire. Pour le moment, on joue à l'indignation qu'une certaine sorte de gens mangent bien quand tant d'autres se serrent le ventre, comme s'il n'y a pas toujours eu et n'y aura toujours des gens qui mangent mieux que d'autres. (02.05.44)

Allez donc écrire des voyages de ce genre, et de bien d'autres analogues, à notre époque, avec l'auto, la passion de la vitesse, l'unique préoccupation d'aller le plus rapidement possible d'un point à un autre, sans rien voir des lieux qu'on tra­verse ni en avoir la moindre curiosité. Ah ! non, le progrès qu'on nous vante tant, même celui des sciences, n'est pas un progrès d'esprit. (27.05.44)

Le jour n’est peut-être pas loin où nous entrerons dans la période des assassinats réciproques, prétendus justiciers. (07.07.44)

Exemple récent : l'attentat contre le chancelier Hitler. La guerre est déci­dément une belle chose : quand elle est perdue, tout tombe, adieu les grandes déclamations héroïques. Quand elle est gagnée, le pil­lage, là rapine, les exécutions, les exactions. Dans les deux cas, des merveilles. (11.08.44)

Les nombreux journaux font grand état de cette affreuse affaire d'Oradour. Ils omettent de dire qu'elle a été en représailles d'une affaire non moins affreuse qui s'est passée quelque temps aupara­vant à Guéret, et, certes, une sauvagerie n'excuse pas une autre sauvagerie. Des soldats allemands assassinés, torturés, les yeux crevés. Je dois avoir noté ce que Jouhandeau, qui est de cette ville, m'en a raconté, et son beau-frère, l'homme le plus tranquille, le plus humain, arrêté dans le nombre des otages.
Cruautés qui ne sont pas nouvelles.
La campagne du Palatinat, par Turenne, tout le pays transformé en terre brûlée, tous les habitants, femmes, enfants, vieillards, massacrés, au grand récri de Louis XIV quand il l'apprit.
Les guerres de Vendée. Un parti de chouans faisait-il prison­nier un parti de bleus : ceux-ci enfermés dans une église, et le feu. Un parti de bleus faisait-il prisonnier un parti de blancs : aussi enfermés dans une église, et le feu.
Les horreurs de la Commune de 1871, les « dames du monde » enfonçant le bout de leur ombrelle dans les yeux des communards fusillés.
La campagne de Chine, 1885, je crois. Rapport du sénateur Viollette au Sénat, les soldats français jetant de petits Chinois en l'air et les rattrapant sur la pointe de leurs baïonnettes. Il paraît ~e des gens disaient, à l'époque : « Peuh ! des petits Chinois... »
Les pogroms juifs en Ukraine, il y a trente-cinq ou quarante ans. Femmes, enfants, vieillards, tout ce qu'on pouvait saisir, empilés, entassés les uns sur les autres, tous vivants, dans des puits abandonnés, et le puits bien plein, fermé d'une bonne et solide couche de béton.
Quels sont les hommes, une arme à la main, toute façade tom­bée ! (18.09.44)

L'homme qui écrit ce récit montre comme un haut fait cette abomination. Il se pose, lui et ses compagnons, comme des héros. Ils sont, tous réu­nis, des bandits, de simples assassins. Je pense qu'il se trouvera bien un folliculaire de parti pour rapprocher ce meurtre de l'as­sassinat de Marat par Charlotte Corday. Marat était un pour­voyeur de guillotine, envoyant à la mort des innocents qui souvent n'avaient même pas conspiré. Philippe Henriot n'avait tué ni fait tuer personne. Je répète : bandits et simples assassins. Si quelques-uns d'entre eux ont été arrêtés et fusillés, c'est une trop belle mort. La guillotine suffirait. Je tiens à dire ici que je n'écris pas en adver­saire politique, ni en partisan de Philippe Henriot, dont je n'ai jamais entendu une allocution. Je ne fais pas de politique et je n'ai pas l'esprit partisan. Ce Journal est bien plutôt l'ouvrage d'un moraliste devant les événements. (03.10.44)

Parlé avec elle [MD] du procès Pétain, et d'accord pour le trouver déshonorant pour la France, et guère à l'honneur du général de Gaulle de l'avoir permis, de l'abjection morale de ce peuple qui n'élève aucune protestation, qui même approuve, est plein de cré­dulité haineuse. Sur le quai du métro où je l'ai accompagnée comme je fais chaque dimanche, j'ai fini par lui dire, approuvé par elle : « A l'âge que nous avons, vous et moi, qu'avons-nous à nous passionner, à nous indigner ? Laissons ce peuple imbécile croire tout ce qu'on lui raconte, oublier tout, ne se souvenir de rien, n'avoir que des instincts, se soûler dans sa stupidité et son igno­minie. Il n'est bon qu'à être conduit à la trique, exploité et dupé sur toute la ligne. » (05.08.45)

Je l'ai écrit dans Passe-Temps, à propos du Tombeau du Soldat inconnu, de la « minute de silence », de la « flamme perpétuelle », tout ce cabotinage guerrier : « Que pourra-t-on bien inventer après une autre guerre, pour entretenir notre mysticisme civique ? » Je pourrais encore l'écrire aujourd'hui, pour une nouvelle « autre », qui n'est probablement pas loin. Un musée de cire, comme chez Grévin, sous l'Arc de triomphe, avec des phonographes débitant sans arrêt des airs patriotiques. Ce ne serait pas mal. (10.11.45)

Il y a un « criminel de guerre allemand » qui me ravit, dans le procès de Nuremberg. C'est le nommé Hess, qui passe les audiences à lire des romans. Voilà un sage et un esprit supérieur. Goering n'est pas mal non plus. Au nombre des accusations por­tées contre lui, le président a énoncé celle-ci : « Vous avez violé le traité de Versailles. » Goering a éclaté de rire à cette découverte. A lire les descriptions de la salle d'audience, des lectures de docu­ments interminables, des séances démesurées pour la projection de films accusateurs, des espèces de casques écouteurs pour les accusés, d'une solennité qu'on crut grandiose et dont tout le monde s'endort, ces Américains font des procès comme leurs immeubles, à 30 étages. Ubu-Roi est encore là d’une bonne actualité.
Ce qui n’empêche pas qu’il a bien l’air que cet Hitler voulait massacrer tout l’univers. (30.11.46)

Evidemment, évidemment, la sympathie, une sorte de communauté morale, intellectuelle, peuvent se créer, exister, même durer, entre un Français et un Allemand, même au-dessus de toutes les horreurs et abominations d'une guerre. Tout de même, tout de même, quand on apprend, comme nous le faisons en ce moment, tout ce que découvre, raconte, apprend le procès de Nüremherg, toute cette préparation, préméditation, organisation dans la violence, la tuerie, les massacres, les pires cruautés, l'hy­pocrisie de conquête et d'asservissement... Il est vrai que Jünger a écrit ce livre : Jardins et Routes, où éclate à chaque page son amour et son goût pour la France. Il est vrai qu'il était, politique­ment, anti-nazi, que son fils, ayant pris plus ou moins part au complot contre Hitler, a été envoyé sur le front d'Italie où il a été tué. Il est vrai que Jünger, officier allemand, en occupation en France, ne pouvait guère exprimer ses sentiments et faire autre­ment que de se taire et obéir, toute sa famille restée en Allemagne ayant couru le risque de payer cher la moindre insubordination de sa part. Il est vrai également, je ne puis pas ne pas l'ajouter, qu'en fait de cruautés, de violences, d'assassinats, de tortures, nous avons eu en France notre part par bien des Français. Le monde entier, au reste, a sombré dans cette sauvagerie à l'excep­tion de l'Angleterre. Alors ?.... (13.12.45)

Comment peut-on être démocrate ? Par quelle aberration de l'esprit, quelle méconnaissance des différences naturelles, quel manque d'observation sociale, quel oubli des nécessités sociales ? Dans deux enfants qui naissent, il y a en puissance les mêmes différences de caractère, de moyens, d'avenir que dans leur taille, leur santé, leur jugement, les uns petits, les autres grands, les uns blonds, ou châtains, ou bruns, ou roux. Les uns sont destinés à dominer, diriger, commander, s'élever, sortir du rang, comme les autres à servir, travailler, obéir, être soumis, être occupés aux besognes et travaux ordinaires et subalternes, sans qu'il y ait de quoi, pour les premiers, en tirer un orgueil démesuré et [illisible] pour les seconds, en rougir ou en souffrir. Aucune responsabilité pour les uns et pour les autres de ce qu'ils sont, dans leur supé­riorité ou dans leur infériorité. La nature seule les a faits ce qu'ils sont. (16.02.46)

Quand on voit ce que se sont révélés les hommes dans la dernière guerre, - ce qui n'avait rien de bien neuf, leurs cruautés ont été de tous les temps, - ce qu'ils se montrent encore actuellement, en France, par exemple, dans d'autres domaines, on arrive à comprendre, sans devenir pour cela d'esprit religieux, que la religion est nécessaire pour les tenir en ordre et réfréner leur sauvagerie, leur inspirer un peu de spiri­tualité et de désintéressement. Il est vrai que la religion, elle aussi, a provoqué bien des cruautés. (06.07.47)

En définitive, je me trouve devant cette situation : de tous les médecins que j'ai vus, après plus d'un an, aucun résultat. Chacun a ses vues, son prétendu savoir, sa prétendue expérience et certitude, sa doctrine, tout cela qui repose sur quoi ? Sur des possibilités, et rien de plus, il faut bien le reconnaître. Le Docteur spécialiste Libert, par exemple, qui me donne dans la même ordon­nance trois traitements différents, à suivre l'un après l'autre en cas d'insuccès du précédent, et qui termine en fin de compte par ce vieux remède de bonne femme : la coréïne. La médecine ? Les médecins ? Molière avait raison. (27.08.47)

Je lis dans un journal qu’on vient de découvrir, en Amérique naturellement, le moyen de créer la pluie à volonté. Je n’envie pas les humains de l’an 2047. La vie tout entière ne sera plus que mécanique, chimique, scientifique et artificielle. (27.08.47)

On parle de l'extension russe. Certes, elle est prodigieuse et on ne peut que souhaiter que nous en soyons saufs, mais l'extension américaine ? Les Américains ont découvert l'existence de pétrole en Italie du Nord. Des spécialistes de la Standard Oil sont déjà installés sur place. Les banques américaines fournissent les fonds. On crée des compagnies d'exportation américaines, italiennes. Avec des appareils spéciaux, on étudie la nature du sol jusqu'à 4.000 mètres de profondeur. On crée des tremblements de terre artificiels. On parle de création de pipe-line desservant plusieurs régions. Les dits techniciens envisagent de pouvoir rejoindre les sources pétrolifères des Balkans. Bref, toute la région a pris l'as­pect d'un vaste chantier américain, où des ouvriers italiens tra­vaillent activement, merveilleusement payés. Pourvu que pareille aventure n'arrive pas en France. Les Américains feraient sauter le château de Versailles et ses environs s'ils y soupçonnaient seule­ment la plus petite existence de pétrole. (07.11.47)

N'importe. Voir l'Angleterre s'engager dans cette voie d'éta­tisme, de caporalisme dictatorial et démagogique à la fois, sans compter qu'à y bien regarder, ce projet du gouvernement anglais, de même que les nationalisations (ils en ont, eux aussi), c'est du communisme : l'État maître de tout, tout pour l'État. Un nou­veau monde, socialement, se prépare vraiment. Viendra un jour que, universellement, l'État sera l'unique marchand de tout ce qui est nécessaire à la vie. N'est-il pas déjà le maître de celle-ci pour les guerres ? (21.01.48)

Tout un monde aujourd'hui disparu, anéanti, retourné à la poussière, à l'oubli, dont bien peu maintenant connaissent les noms. Voilà pourtant ce qui nous attend, mes chers confrères (j'ai en horreur cette appellation), et vous autres, gens de gouver­nement et de la politicaille, et vous autres encore de la gentry parisienne. Et certes, je sais fort bien que ce petit tableau est la banalité même, tourne en plein aux lieux communs. Pourtant, à s'y arrêter un peu, à y réfléchir quelques minutes, avec un peu d'imagination, on croit le voir s'animer et défiler devant soi en rangs compacts, glorieux de ses mérites, plein de petites vanités, et à un moment du parcours : la trappe, adieu, bonsoir, bonne nuit, tandis qu'en arrière, un peu loin, encore un peu floue, un peu bégayante, une autre série de fantoches se pousse et se prépare à la succession. Et cela dure depuis toujours. Et cela durera tou­jours. Quel guignol ! Et le rideau tombé, quelle pourriture !
Et les gens les plus ordinaires font les flambards ! (09.10.49)

Une nation va de changements en changements de régime. Les hommes vont de changements en changements de costumes. Les moeurs, l'extérieur de la vie, son décor, vont de changements en changements. L'homme seul, en lui-même, ne change pas. C'est ce qui fait que les ouvrages de maximes, de pensées, d'aphorismes, sous des formes variées d'expression, se répètent tous.
La dernière guerre, les transferts de populations, les déporta­tions, les cruautés, les supplices. La sorte de guerre civile entre partisans d'opinions opposées. Les exécutions sommaires, véritables assassinats. La justice arbitraire, véritable négation de la justice : les Cours de justice, en France, le Tribunal de Nüremberg, en Allemagne. Osez donc, devant tout cela (qui n'a rien de bien nou­veau quand on se reporte au passé), parler de civilisation. Et tout cela fini, un pays comme la France, qui a presque cessé d'être une nation qui compte, se livrant aux plaisirs, aux distractions, aux spectacles les plus bas.
Il y aura une autre guerre franco-allemande. Voilà trois ans que je l'ai noté dans ce Journal. Et nous la devrons aux Américains, à l'Amérique, qui se fiche de nous, démocrates en paroles mais, en politique, d'un impérialisme qui vaut celui du gouvernement russe.
Les Américains sont contre la « colonisation ». Je les approuve. La « colonisation » est du pur banditisme : tueries et spoliations. Ils oublient la façon dont leurs ancêtres se sont établis sur leur territoire, par la force armée et en faisant table rase de leurs occupants naturels. (16.10.50)

C'est une opinion assez répandue que Le Mariage de Figaro a préparé la Révolution française. Opinion bien superficielle.
Prenons seulement un des couplets du vaudeville final :
Par le sort de la naissance
L'un est roi, l'autre berger,
Le hasard fit la distance,
L'esprit seul peut tout changer
.
N'y a-t-il pas là l'aveu que la supériorité spirituelle compte seule et fait la valeur de l'individu, en même temps que la négation de la chimère égalité ? Les hommes ne pratiquent même pas la liberté entre eux. Voir les grèves : les grévistes maltraitent les non-grévistes, atteinte indiscutable à la liberté de ceux-ci. Il faudrait voir la tête que feraient les premiers si les seconds les empêchaient de faire grève !
Elle se montre encore, cette chimère de l'égalité, et elle se montrera éternellement jusque dans les faits. Qu'un homme de réputation commette un délit, qu'un homme du peuple commette le même délit, l'autorité aura des ménagements pour le premier et sévira durement à l'égard du second. Le premier jouira de cer­taines protections, le second, obscur, et n'en ayant aucune, subira le poids des lois ou des règlements.
Rien n'égale la mystification de ces mots : Liberté, égalité, fraternité. Il n'y a pas d'homme libre au sens complet du mot, et il est nécessaire qu'il en soit ainsi. Il n'est pas, dès leur naissance, d'hommes égaux. Quant à la fraternité... Là, quel rire vous prend ! (11.07.51)

Les tor­tures paraissent décidément entrées dans les moeurs des temps de guerre dans tous les pays. On en a usé aussi en France pendant l'occupation, et il paraît bien qu'on en use aussi en France dans les interrogatoires policiers. Ce qui n'empêche pas que je trouve, je l'ai dit à Mallet, qu'on devrait bien nous laisser la paix avec tous ces résistants, qui eussent mieux fait, simples civils, de se tenir tranquilles.
Dans vingt-cinq ans, dans trente ans, que diront tous ces noms ? Et s'il survient une autre guerre ? Encore moins. C'est le risque de ces consécrations prématurées, à l'époque même des circons­tances qui les ont motivées. A continuer ce jeu-là, il y aura un jour en France, plus de « héros » que de citoyens paisibles. A moins que le terme tombe en désuétude. A moins aussi que des historiens étudient de près leurs cas et les déboulonnent quelque jour, comme il en a été des « Grandes Figures » (faute de fran­çais) de l'« immortelle Révolution française ». (03.10.52)

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