Goût pour la relation

« J'ai toutefois perdu de très bonne heure la folie de la jeunesse, et je me trouve aujourd'hui replié plus qu'il ne conviendrait. Je songeais l'autre matin aux causes de cette maturité morale. Je ne me suis jamais beaucoup plu aux livres d'enthousiasme, aux livres de pur lyrisme, je pourrais presque dire jamais plu aux livres de tout jeunes gens. Je sais bien qu'il y a Tinan, mais chez Tinan, il y a l'ironie et n'est-ce pas un peu moins de jeunesse, l'ironie ? Les livres de foi m'ont toujours un peu assommé aussi. J'ai toujours été porté vers les livres où l'auteur dit : je, et se raconte. Or ce sont rarement des livres de jeunes gens. Je crois même que The small friend ; si l'on tient compte de certains faits qui s'y trouvent, est une certaine excep­tion, comme venant d'un jeune homme, cela, je le répète, en dehors de toute valeur littéraire, uniquement par rapport aux faits.
Il y a aussi beaucoup de la façon dont j'ai été élevé, de toute la solitude de mon adolescence, de ma première jeunesse, de la difficulté pour moi à trouver des gens qui me plaisent. J'ai passé dix ans à lire, à remuer des idées littéraires, à apprendre à écrire, à me chercher, à réfléchir, sans avoir personne avec qui causer littérature, et maintenant que je connais quelques gens, leurs goûts, leurs idées, leurs préférences sont si diffé­rents des miens, que ma situation est à peu près la même. Quels sont aussi les livres qui m'ont le plus touché, ou plu, et cela uniquement parce que je m'y retrouvais un peu, soit par l'atmosphère, soit par la sensibilité, soit par les idées, et je dis m'y retrouver, car en réalité aucun livre ne m'a influencé, à cause de mon goût très prononcé pour moi-même ! Des livres comme Les Fleurs du mal, comme les Souvenirs de Renan, comme les Journaux et la Correspondance de Stendhal, comme le Graindorge de Taine. J'ai raison quand je dis qu'aucun livre ne m'a influencé. Je n'avais pour ainsi dire pas lu Stendhal quand j'ai commencé au Mercure, puisque je ne connaissais que ses romans, et que je leur préfère de beaucoup le Brulard, les Souvenirs d'égotisme et la Correspondance que je n'ai lus que trois ou quatre années plus tard. J'avais déjà cependant le goût de la sécheresse, de la netteté, à ce point que Vallette, si flaubertiste, me répétait sans cesse de me méfier. J'ai simple­ment perfectionné ce que j'avais en moi, et j'ai été aussi long ­temps à oser être moi. Même quand j'ai écrit Le Petit Ami, je n'étais pas encore tout à fait arrivé à oser être moi. Maintenant, si ce n'est une dizaine de livres, et uniquement pour le plaisir, je pourrais très bien me passer de livres.
Il y a aussi comme causes de cette maturité certains faits de ma vie. Il est certain que si j'avais vu mourir Fanny, que si j'avais revu ma mère, et que si j'avais vu mourir mon père quand j'avais dix-huit ou vingt ans, cela n'aurait pas marqué sur moi comme cela a marqué. J'étais alors bien un peu léger, bien un peu dénué de réflexion. Mais la mort de Fanny, l'entre­vue avec ma mère et la mort de mon père, tout cela suivi de si près, me sont arrivées quand j'avais vingt-neuf, trente et trente-un ans ; j'étais en pleine transformation morale ; j'étais comme une terre fraîchement remuée, toute remuée plutôt, et tout ce que ces trois incidents dégageaient d'émotion, de vie, etc., etc... est entré en moi sans peine et m'en a marqué d'autant plus profondément. Toutes les réflexions que je n'au­rais pas faites à dix-huit ou vingt ans, je les ai faites alors, et avec quelle acuité, à cause de l'état moral où je me trouvais, sans me rendre compte alors de la coïncidence, que je vois aujourd'hui. Je venais de lire tout Stendhal, je venais de réfléchir intensément sur mes lectures, je commençais à me trouver, un goût venait pour mes idées, un j’m’en fichisme pour les idées d’autrui, je perdais la paralysie qu’est l’admiration, etc., etc... » (22.05.04)

« Marcel Schwob vient de mourir... Je ne tenais plus en place, de surprise, d'impatience. Je jette mes trois sous. Je cours au marché acheter le foie. Je remonte au galop. Rien n'allait assez vite. Schwob mort ! Lui qui, il y a quinze jours, me parlait, si vivant, si alerte, si plein d'ardeur et de projets. Quelle impres­sion nous fait la mort, quand il s'agit de gens que nous connais­sons, que nous voyons fréquemment. Je m'habille. Je déjeune à la hâte. Je pars rue Saint-Louis-en-l'Ile. Marie me fait entrer. (...) J’entre, et là, je vois Schwob étendu, la tête seule découverte, la figure très jaunie, la bouche un peu plissée, un peu de barbe commencée à pousser au menton, les yeux encore ouverts, ternes et figés. » (27.02.05)

« Le lendemain matin mardi, il semblait aller mieux. Le vétérinaire est arrivé à onze heures. Maurice était là. Le vétérinaire mis au courant, il nous a dit que ce que Boule avait eu la veille, était une syncope, et qui pourrait se renouveler. Boule est beaucoup plus pris qu'il le ne pensait. Broncho-pneumonie, ou quelque chose d'approchant. Nous convenons de le lui mener l'après-midi pour lui tondre l'estomac, pour des applications de teinture d'iode. Mais le moment venu, il n'a pu tondre qu'un côté, Boule si nerveux qu'il craignit une crise. Je l'ai achevé à la maison, puis lui ai mis la teinture d'iode. Mécontent, cher­chant à se sauver, il était encore plein de gentillesse et assez docile aux paroles. Jusqu'au soir ni la nuit il n'a plus toussé, et maladroitement nous avions cessé de faire du feu. Ce matin il allait encore bien, mais à midi, grande toux et de nouveau grand abattement. Nous refaisons du feu partout. En ce moment il fait du soleil, et selon l'indication du vétérinaire, Boule est à la fenêtre, enfermé dans sa maison d'osier .Oui, il est très pris. Emphysème cardiaque, dit aussi le vétérinaire, qui craint fort qu'il ne soit asthmatique après tout cela. Quand le rever­rai-je souple, dispos, jouant avec moi à cache-cache, ou à courir, et me mordant, et me sautant après les jambes comme aupa­ravant. Avec quelle vivacité je serais malade à sa place, et quelle peur et quel chagrin il nous a faits. On peut rire, si l'on veut : Je m en... moque. » (05.04.05)

« Je ne veux raconter que ce qui m'a touché, occupé, que ce que j'ai aimé, ou que ce dont j'ai souffert. » (28.05.05)

« L'anecdote si amusante sur Tristan Bernard qu'il m'a racontée. L'été dernier, en chemin de fer, Bernard est pris à partie par un voyageur, dans un comparti­ment de 26, où se trouvait également une dame, pour : ledit Bernard s'être mis à fumer une énorme pipe. Mutisme de Ber­nard sous les reproches. Le voyageur ne s'en échauffe que mieux, menaçant Bernard du chef de gare de la prochaine station. On y arrive, le chef est appelé, le voyageur lui explique l'inconve­nance de Tristan Bernard : pas compartiment de fumeurs, pas demandé permission, etc... Là-dessus : « Demandez donc d'abord à cette dame comment il se fait qu'elle voyage en seconde avec un billet de troisième », dit Tristan Bernard au chef de gare. Celui-ci oublie l'histoire de la pipe, ne voit plus que l'intérêt de la compagnie, demande son billet à la dame, billet de troisième en effet, et la prie de descendre. Le train repart. Tristan Ber­nard seul maintenant avec le voyageur. Celui-ci se met à ne pas le féliciter de sa goujaterie : avoir ainsi procuré un affront à une femme... « Et d'ailleurs, lui dit-il, comment avez-vous pu savoir que cette dame voyageait avec un billet de troisième ?... - Parce que, répond placidement Tristan Bernard, parce qu'il était de la même couleur que le mien. » Il paraît que le voyageur a été « tué ». (20.12.06)

Léautaud fasciné par le spectacle de la mort :
« Coppée est mort cette après-midi, vers deux heures. Cinq jours après sa soeur. Une agonie de cinq heures d'étouffements. J'ai appris cela en arrivant au Mercure, à 4 heures, par Retté, qui venait de la rue Oudinot, où il était allé pour le voir. Un grand désir m'est venu de le voir mort, ce désir que j'ai chaque fois que meurt quelqu'un que je connais, le besoin irrésistible de voir la grimace qu'il fait, de regarder cela de près, et je suis allé rue Oudinot, pour voir s'il y avait moyen d'entrer. J'aurais eu Larguier sous la main, sûrement j'aurais réussi à entrer avec lui. Rue Oudinot, je suis d'abord resté devant la porte, n'osant guère me risquer. J'ai ensuite questionné un monsieur qui venait d'entrer et qui ressortait. Il paraît qu’on ne recevait personne. J'ai vu arriver des indi­vidus, serviette sous le bras, allures de clercs de notaire, ou peut-être tout bonnement de commis de pompes funèbres, et entrer près d'une demi-douzaine de prêtres. J'avoue que cette invasion religieuse m'a un peu refroidi. Un chat se pro­menait dans la cour, et j'ai pensé aux chats de Coppée, sept, je crois, et à ce qu'on va bien pouvoir faire d'eux. Je me suis aussi amusé à regarder jouer aux cartes, chez le petit mar­chand de vins au coin de la rue Rousselet, ce petit vieux bon­homme qui ressemble, de profil, de façon si frappante à mon père, avec une petite calotte de drap comme lui, le même nez, la même moustache, la même coloration du visage. Tous les jours que j'ai vécus rue Rousselet pendant trois ans me reve­naient aussi. (...)
Je pensais, en revenant, que c'est une curieuse impression, celle de la mort d'un homme qu'on a connu, au moins de vue, qu'on a rencontré si souvent, l'impression de la disparition, de la suppression. On le revoit comme on le voyait, tel qu'il était, avec son allure, ses tics. Coppée, par exemple, mar­chant avec l'air de retomber tour à tour sur chaque jambe, l'air mélancolique, parlant tout seul, comme s'il se récitait des vers, faisant même quelques légers gestes d'une main, d'un bras, le dos un peu voûté, balançant les bras, la tête sui­vant les mouvements du corps, la bouche serrée, les yeux si bleus, si fureteurs dans son teint de brique, la bouffée de fumée de la cigarette, sa façon d'enjamber le pas de sa porte cochère rue Oudinot, de parler seul en marchant. Puis, tout d'un coup, un trait sur tout cela, biffé, enlevé, disparu. Quand je songe qu'il n'a tenu qu'à moi de contenter mon grand désir de le connaître, malgré ses histoires de Patrie et de Bon Dieu. Je suis certainement loin d'être fou de tout ce qu'il a écrit, prose ou vers, bien que certaines parties n'en soient pas laides, et me plaisent assez, le côté parisien, léger, flâneur, gamin de Paris, les tableaux de quartiers, les souvenirs du vieux Paris, une sorte d'ironie, de blague, plutôt, sentimentale, quand ce n'est pas trop délayé, pleurnichard, « papa, maman, mes soeurs », ni gâté tout à coup par une poussée de vulgarité, ce ton « petites gens » auquel on aurait vraiment dit qu'il s'appliquait. C'était plutôt l'homme, mis à part son cocardisme et sa bigoterie, dont je crois qu'il ne parlait jamais. Il y avait là quelque chose de physique. Il avait un visage qui me plaisait, la sorte de visage que j'aime chez un homme. Je le rencontrais et le regardais avec plaisir. Il me plaisait, et toutes ses idées m'aga­çaient. Curieux mélange. Enfin, maintenant, il n'y a plus à y revenir. Le Passant est passé. On le jouait encore hier soir à la Comédie, Le Passant. » (23.05.08)

« A Saint-Mandé pour voir Moréas. Impossible d'entrer.
J'ai bien regretté ce contre-temps. D'abord, c'était un mort de plus pour ma collection. Ensuite, j'avais si bien préparé mes condoléances. Tout le monde ayant vu Moréas disait qu'il parlait lui-même tout le premier, et à tout bout de champ, de sa mort. On parlait aussi de l'infirmier attaché à sa personne, nommé Gustave et qu'il réclamait sans cesse. Gustave ! le même nom que l'avertisseur de la Comédie. Alors, je voulais dire à Moréas : « Vous pouvez encore vous croire à la Comédie. Vous vous rappelez, Gustave, l'avertisseur, courant dans les couloirs des loges : « On-va-com-men-cer. » Seulement, ici, c'est : « On-va-finir. » (18.03.10)

Mort de Remy de Gourmont :
« Cette mort, quand je l'ai apprise tantôt, a été un vrai coup pour moi, tant pour l'écrivain que pour l'ami. Je rappelais ce soir la différence que j'ai toujours trouvée entre Schwob et Gourmont : le premier ayant toujours besoin d'être admiré, louangé, complimenté, tenant à son rang, souffrant mal qu'on pense différemment de lui, de telle sorte que je ne me sentais aucune liberté avec lui. Le second, au contraire, fuyant les compliments, les fuyant physiquement, en ce sens que je l'ai vu se lever de sa chaise et partir devant un complimenteur, modeste, simple, ne parlant pas de lui, orgueilleux certaine­ment et à bon droit, mais d'un orgueil tout intérieur, extrê­mement agréable pour les gens qui lui plaisaient, admettant fort bien qu'on eût un autre avis que le sien, de telle sorte que je parlais, plaisantais, me moquais avec lui comme j'aurais fait avec un ami de mon âge et de ma situation. Il m'est même arrivé souvent de lui lancer quelques boutades, quelques épi­grammes. Jamais il ne s'est fâché. Il était le premier à rire. Vallette et Morisse disant à cela que j'exerçais sur lui une sorte d'autorité, comment dire ? amicale, que Gourmont sentait en moi un discuteur, libre de ses mots, et qu'il n'aurait pas le dernier. Ce qui ne veut pas dire que j'aie jamais manqué de déférence à son égard. Bien au contraire. Seulement, il avait ce grand mérite de m'avoir mis tout de suite à mon aise, et si mon amitié et mes relations avec lui n'avaient rien de servile, l'honneur était pour lui autant que pour moi. (...)
Vallette racontait aussi qu'il a fallu la guerre pour rendre Gourmont un peu expansif, lui toujours si renfermé, même avec Vallette, qu'il connaissait pourtant depuis vingt-cinq ans. Il rappelait une phrase de Gourmont dans une de ses lettres, à la déclaration de guerre : « C'est tout de même beau la solida­rité. » Jamais il n'aurait eu un mot pareil avant. Jean de Gour­mont a dit à Vallette que Gourmont a été touché dans ce sens, par la guerre, plus encore que ses lettres ne l'ont montré.
J'estime qu'il a toutefois manqué à son esprit, à ses idées, en n'écrivant pas sur la guerre les pages libres, détachées, élevées, qu'on pouvait attendre de lui. Lui aussi, il a été pris, plus ou moins, remué plus ou moins. Son scepticisme, son mépris de l'état social de l'humanité étaient-ils donc si peu solides ? J'écris : son mépris de l'humanité. Je veux dire plus exacte­ment : mépris de la société. Dans ce sens je suis autrement réfractaire que lui. Moi, je n'ai pas bougé. » (28.09.15)

Evocation de Gourmont (cf. la journée) :
« Mon jugement est peut-être tout de même un peu prompt. Il faut faire la part de la timidité dans laquelle je pouvais me trouver vis-à-vis de lui et qui pouvait quelquefois me faire hésiter dans mes conversations. Il est bien certain que j'aime ou déteste profondément certaines choses. Cette passion lui déplaisait-elle ? Je l'ai toujours dit : il faut avoir des parti-pris, c'est une force. Cela n'empêche pas de voir parfaitement les autres côtés de la chose dont on parle et de sentir les contra­dictions qui s'élèvent à côté de l'opinion qu'on exprime. Ecrire, c'est s'être décidé à choisir, à pencher d'un côté plutôt que d'un autre, c'est prendre parti si minimement que ce soit. Si on écoutait toutes ses contradictions, on ne toucherait plus une plume, on ne dirait plus un mot. C'est un peu le mot de Stendhal à Mérimée, étudiant encore, arrivé à un certain âge : « Il ne s'agit plus d'examiner. Vous êtes sur le champ de la bataille, il faut tirer. »
Gourmont se croyait-il nanti de la vraie, complète et défi­nitive intelligence ? A mon avis, il aurait eu tort. Je ne crois pas du tout que l'éclectisme soit tant que cela le signe de la vraie intelligence. Quand on considère ce qu'elle est ou doit être, la vraie intelligence, qui oserait se dire vraiment intelligent. Gourmont mangeait du curé. Ce peut être considéré comme une certaine étroitesse d'esprit. Je le dis d'autant plus aisément que j'ai assez le même penchant combatif contre toutes les choses de la religion. Il avait également une admiration aveugle pour Flaubert et nous avons souvent discuté là-dessus, moi lui répétant toujours que Flaubert est l'opposé du véritable écrivain et qu'un style aussi fabriqué et toujours pareil est simplement assommant, en plus qu'il fausse et déforme tout (...). » (26.09.22)

Le Bailli mort, descriptif et réaction de l’épouse :
« Je passe sur la crise de larmes, les baisers, les flots de paroles, l'éloge du mort, le regret des mauvaises choses, le manque de simplicité, les phrases toutes faites. La douleur est décidément une chose ridicule quand elle s'exprime ainsi. En tout cas, je ne pouvais m'empêcher de penser au contraste entre toutes les qualités qu'elle lui énumérait maintenant et ses façons avec lui quand il vivait. Il y avait même quelque chose de péjoratif pour moi dans ce flot d'éloges. J'étais là, moi, à voir ces larmes, à entendre ces regrets, ce panégyrique, sans qu'elle ait dans son chagrin un seul mouvement vers moi, un mot qui montrât qu'elle sentait tout de même que c'était quelque chose de m'avoir, alors qu'elle aurait pu être complè­tement seule. Pour me parler à moi, le même ton habituel, moins élevé voilà tout, mais rien qui se ressentît de notre situation. J'ai résumé tout cela dans un petit aphorisme que j'ai écrit en faisant les commissions et caché dans la poche de derrière de mon pantalon : « Il n'est pas gai pour un amant de perdre le mari de sa maîtresse. Il est obligé d'entendre un panégyrique presque lyrique du défunt, recouvrant soudain toutes les qualités les plus exemplaires, après tous les quolibets et les injures dont on le couvrait de son vivant. » Ce qui suit ne peut s'écrire dans notre cas, le Bailli n'étant plus depuis plus de vingt ans qu'un mari honoraire, mais on pourrait l'ajouter à ce qui précède dans un cas ordinaire. » (14.09.24)

Rupture avec L.P. ? :
« La coquine ! Couronner ainsi dix années d'indifférence morale, de rebuffades de toutes sortes. Femelle, qui ne s'est montrée aimable que pour les affaires de cul. Que de fois, après les pires disputes, il me suffisait de lui montrer ma queue bien raide, pour l'entendre dire d'une voix mouillée : « Viens m'enfiler ! » et montrer alors la plus belle ardeur. » (27.10.24)
Pour cette date, une analyse détaillée des rapports avec la Panthère.

A l’enterrement de J. de Gourmont :
« Je regarde le prêtre qui officie préparer sa communion : le vin dans le ciboire, l'hostie cassée et plongée dans le vin, le ciboire recou­vert de la plaquette, le prêtre traçant au-dessus avec la main des signes mystérieux. Absolument comme un prestidigitateur : Messieurs, Mesdames, vous voyez ce chapeau. Il n 'y a rien dedans. Je le pose sur cette table. Attention : Un, deux, trois, et le chapeau repris un pigeon s'en échappe. Les pigeons, ici, ce sont les fidèles.
Et ce Jésus, auquel on s'adresse, qu'on glorifie, qu'on adore, qu'on évoque, qu'on implore, dans un langage incompréhen­sible pour la plus grande partie des fidèles, avec des « signes »de magie ! C'est de la plus pure superstition. Cela tient de la Kabbale et des tables tournantes. » (22.02.28)

« Cette lecture m'a donné une grande rêverie à son propos et au mien. Singulière situation. Nous avons été extrêmement liés et nous ne nous voyons plus. Il ne m'envoie pas ses livres et je ne lui envoie pas les miens. (De mon côté, c'est à la fois embarras sur le caractère de nos relations et souci de ne pas l'encombrer et l'obliger à m'écrire pour des choses qui ne peuvent l'intéresser.) En un mot, sauf le hasard des rencontres, et récemment la question de ses vers dans la nouvelle édition des Poètes, nous sommes presque comme si nous ne nous connaissions pas, à cela près que nous parlons mutuellement l'un de l'autre quand nous nous trouvons chez des gens qui savent que nous nous connaissons. Il est vrai que c'est moi qui ai commencé (les petites choses désagréables) avec ce que j'ai écrit à son propos, au sujet du monument à Paul Adam, et peut-être même avec mon compte rendu de la Jeune Parque, c'était pendant la guerre, je crois, quand j'ai fait dans le Mercure un Interim de la rubrique des Poèmes. Il n'y a rien à faire. Je suis ainsi, capable de dire des choses désagréables sur mes meilleurs amis, quand cela me fait plaisir. Ce serait à refaire, pour Valéry, que je le referais. Il y a eu aussi ma vente de ses lettres, qui me donnait une certaine gêne vis-à-vis de lui, même quand je pouvais douter qu'il la connût. Enfin, il y a quelque chose d'un peu chagrin pour moi, quand l'occasion m'est donnée d'y penser, dans le fait d'avoir cessé toutes relations après avoir été si liés. Je m’interroge : le regret du plaisir de fréquenter Un écrivain célèbre, membre de l'Académie, d'être avec lui sur le pied de la plus entière cama­raderie ? Non. Pas du tout. Pour de bon. Je me fiche complètement de toutes ces bêtises extérieures. La camaraderie, voilà bien plutôt le vrai, mille choses de notre jeunesse à l'un et l'autre, tout ce dont nous parlions autrefois, les gens que nous connaissions. Il lui arrive même peut-être, comme à moi, de regretter notre séparation, pour les mêmes raisons, bien que son genre d'existence ne lui laisse peut-être pas le loisir d'y penser. Je dois l'avoir déjà noté : heureusement que je ne suis pas resté en plan, que j'ai tout de même acquis un nom, une petite situation littéraire, qui m'évitent une autre sorte de gêne vis-à-vis de lui. Je me dis quelquefois que si le contraire m'était arrivé, j'entends le ratage complet, j'aurais quitté complète­ment les milieux littéraires pour ne pas me retrouver en face de camarades de jeunesse ayant réussi.
Cette lecture, avec tous les souvenirs qu'elle m'a rappelés, toutes les réflexions qu'elle me fait faire, me donne une grande envie d'écrire, sans le nommer, une sorte de portrait de Valéry dans lequel j'exprimerais tout ce que je pense, bon et désagréable, sur son compte. Il faudrait l'écrire tout de suite, et j'ai bien autre chose à faire. Alors, l'écrirais-je jamais ? C'est cela qui aura été le mal­heur de ma vie d'écrivain, de ne pouvoir écrire ce que je veux écrire, dans le moment même. » (06.02.30)

Opération Dumur, des détails :
« D'abord une ouverture qu'on lui pratiquera au bas de la gorge, pour qu'il puisse respirer pendant l'opération. Quatre jours après, ablation de l'excoriation qu'il a à une corde vocale. On lui enlèvera alors la garniture de l'ouverture respiration artificielle. Celle-ci se cicatrisera et se fermera peu à peu. Les prévisions sont que la corde vocale opérée repoussera. Jusque là Dumur parlera, avec à peu près aucun son. Au fur et à mesure que la corde vocale repoussera, le son reviendra. Ce sont les prévisions.
Duhamel a dit à Bernard que le cas de Dumur est très grave, mais que l'opération en question peut le prolonger longtemps. Il a dit le mot : longtemps.
Vallette, lui, trouve l'affaire très inquiétante.
Dumur a distribué ce soir quelques cartes de la clinique, avec le plan de l'endroit de Neuilly où elle se trouve, pour les gens qui voudront aller le voir.
Ce ne serait pas une petite tuile pour Vallette et pour le Mercure s'il disparaissait. Dumur lit tous les manuscrits. C'est lui qui compose le Mercure. C'est lui qui répond pour les manuscrits refusés. Il fait en même temps de la correction d'épreuves quand Mandin est trop chargé. Un très gros travail, pour lequel Vallette n'est plus du tout au courant. C'est un peu le défaut du Mercure, depuis que Vallette, il l'avait bien gagné, s'est déchargé sur l'un et l'autre de tout ce qu'il faisait presque à lui seul, ne gardant plus que la direction de la comptabilité et les affaires de traduction : à Bernard la fabrication, à Dumur la rédaction du Mercure, à moi la publicité dans la revue (...). » (19.05.31)

« Je suis bien décidé, si quelque chose s'engage avec Mme F. O., à rompre avec le « Fléau ». Non, non, non, il n'est pas possible de continuer à supporter les odieux procédés de cette créature sotte et vaniteuse, qui gâche par là tout ce qu'elle pourrait avoir de charmant. Quand je pense que l'année dernière, j'ai dépensé 900 francs à lui offrir un petit voyage et que je n'en ai encore récolté que propos et imputations les plus blessantes ! Jamais un mot de regret pour le mal qu'elle fait ! Je peux le dire sans manquer à la conscience : elle seule aura tout fait.
Cette femme pour qui je suis un imbécile, un voleur, un menteur, un marlou, un homme vieux, laid, méprisé, - qu'il faut supplier comme une idole pour avoir un quart d'heure de plaisir, qui m'a sans cesse fait passer après tous les autres : les Doussier, Mme Pécarrère, le vieux Pène, qui m'a supprimé sans aucune hésitation les nuits que je venais passer chez elle, qui m'a déchiré le coeur et l'esprit à chacun de mes séjours à P ...où j'accourais chaque fois avec la passion la plus vive, qui m'a fait les pires scènes en pleine rue, me couvrant d'injures, de menaces, jusqu'à me faire me colleter un jour avec une brute d'agent, qui m'a jeté à la figure les inven­tions les plus obscènes sur d'autres plaisirs pris par elle au dehors, qui m'a encore servi quelques jours avant son départ cette amabilité : « Si cela ne me plaît plus de coucher avec vous », me mena­çant encore, par-dessus le marché, dans son détraquement, du commissaire de police, qui n'a jamais su me considérer que pour l'utilité qu'elle pouvait tirer de moi, jusqu'à me faire faire à deux reprises le vidangeur à son chalet, qui m'a extorqué toute une partie de mon Journal, abusant de ma confiance devant ses propos tendres en cette circonstance, qui a réussi, par le même moyen, à me faire lui donner une reconnaissance de cinq mille francs, je crois, qui ne repose sur rien, qui passe sans cesse des transports les plus amoureux et les plus lubriques aux scènes les plus furieuses, qui n'a jamais su que me bafouer, me diminuer, me ridiculiser, me rebuter, dans ma personne comme dans ma famille dont exactement elle ne sait rien, qui a été avec son mari la même exactement qu'elle est avec moi. Ah ! non ! je serais bien niais de me laisser cette fois-ci, comme précédemment, arrêter par des scrupules qui ne seraient, une fois de plus, qu'une duperie. Elle pourra venir supplier, pleurer, menacer, se tordre, se pâmer, faire la catin, se retrousser et montrer son cul. Cinq mois sans la voir ni lui avoir écrit seront déjà un beau commencement de résistance. » (09.06.31)

Précision et simplicité du style :
« Ce matin, chez Garçon, dans le salon, comme j'attendais pour le voir, une femme, 40 ou 45 ans, fort jolie, mise cossue, mais très simple, de beaux yeux, une jolie bouche, un sourire délicieux, le décolleté de son corsage laissant voir le globe des seins sous une légère guipure, en compagnie d'un homme d'une cinquantaine d'années, à monocle et à rosette. » (09.07.31)

« De mon côté, pas caché que je préfère plutôt qu'il n'y ait rien, crai­gnant les suites (j'entendais l'emballement, le lien), mais que j'ai un grand goût pour la nudité féminine. Répondu à cela en parlant de la façon dont elle est abîmée. Le fait est ! J’ai pu bien la regarder, assise sur le transatlantique dans le jardin. Plus aucune forme, les seins sur le ventre. Un énorme bourrelet de chair à la taille, fort bien visible sous l'étoffe légère de la robe. Ses bras - elle les avait nus - comme des cuisses. Des jambes énormes. Je pensais au corps resté si jeune de ligne et de souplesse du « Fléau ».
Je lui ai reproché ses cheveux coupés, sa coiffure et sa teinture vulgaires, qui lui donnent un si mauvais genre. Elle objecte toujours la commodité. Elle s'est mise à relever ses cheveux pour une coiffure normale, en dégageant son profil, au lieu de l'avoir caché par les cheveux. Une partie délicieusement jolie, une transfor­mation, je l'aurais couverte de baisers rien que pour ce coin de vraie beauté. Le soir, dans la pièce qui me sert de salle à manger, assise et renversée dans un fauteuil, elle a eu des expressions de visage vraiment jolies.
Un moment, dans la journée, dans le jardin, j'étais vraiment en érection. » (19.06.32)

« Extraordinaire. Je rentre ce soir (...). Mon chien Tom et ma chienne Rita étaient dans le jardin. Comme d'habitude, on les fait rentrer dans leur clos. Comme Tom avait toussé ces derniers jours et que je pensais que c'était de dormir dehors la nuit, vers 9 heures et demie je descends pour les enfermer tous les deux dans l'écurie, où ils ont de la paille. Je les vois tous les deux étendus dans le clos. A mon entrée, seule Rita se lève et vient à moi. Tom toujours étendu sur le sol, immo­bile. Je regarde : mort. Et je ne peux penser à un empoisonnement, puisqu'il n'a donné aucun signe d'un malaise quelconque. Je n'y comprends rien. » (14.09.32)

« Visite à Castagnou à Sainte-Anne. Moins bien qu'à ma dernière visite. D'ailleurs, au dortoir, couché, et sans vêtements à sa disposition. (...) dans toute la conver­sation, Castagnou dit des niaiseries, des choses sans suite, d'autres qu'il n'achève pas (...). (...) il m'a répété plusieurs fois : « Vous êtes bien Léautaud, n'est-ce pas ? Je vous reconnais. »
Raison de son internement :
« (...) les promenades la nuit, tout nu, dans l'escalier de l’hôtel, frappant à toutes les portes, etc. »
« J'en viens au dortoir dans lequel j'ai visité aujourd'hui Casta­gnou. De chaque côté, six ou sept lits, sans aucune chaise. Dans un de ces lits, un fort beau garçon, beau visage, beaux yeux, solidement bâti, qui passe son temps à vociférer, à chanter la messe, ou des morceaux de cantiques, bénissant à droite et à gauche tantôt avec des sourires, tantôt avec des menaces, en se flanquant à d'autres moments de violents coups de poings sur la poitrine : « Je suis le fils de Dieu, nom de Dieu ! Je vous emmerde tous ! » Et les chants suivent : Agnus Dei, O Salutaris... Aleluia ! Dominus Vobiscum, le malheureux n'arrêtant pas de se démener sur son lit. Une femme encore jeune, sa mère, je l'ai su ensuite, se tenant au pied de son lit. (...)
Dans un autre lit, un autre garçon, vingt-cinq ans environ, visage très bien, de bonne humeur, qui n'arrêtait pas de discourir, le plus tranquillement du monde, sur la situation économique actuelle, la vie chère, les commerçants, la politique (...). Tout cela avec très bonne humeur.
Dans un autre lit, un petit vieux à visage futé, tout rasé, la tête tondue comme un oeuf. Tous les quarts d'heure environ, il soulevait son drap d'un côté, crachait dans son lit, rabattait le drap, tapotait dessus à petits coups de main comme pour éponger, en regardant du côté de l'infirmier d'un petit air malin et réjoui. (...)
Une des caractéristiques des fous, de ceux du moins que j'ai vus dans ce dortoir, semble être un manque complet de pudeur. Ces messieurs, de temps en temps, rejettent leur drap et gesticulent les jambes à l'air. » (16.10.32)

« Je suis excédé par cette histoire de mala­die. Je souhaite que la fin en arrive. Le pauvre Dumur est lui-même dans un état si peu drôle ! Ces notes me prennent toutes mes soirées. De plus, le souci pendant la journée de bien noter dans ma tête tout ce que j'ai à noter le soir. Le métier de mémo­rialiste manque quelquefois d'agrément. Je fais des réflexions sur le penchant, le besoin, le goût que j'ai - je ne sais quel terme préférer - à noter tous ces détails. Dumur n'est pas un person­nage notoire, qui cela pourra-t-il intéresser ? »
Des détails : « (...) les mucosités débordant de la canule lui dégoulinant sur tout le devant de sa chemise et de son gilet. Il veut cracher et c'est encore un flot de mucosités. Le coeur me levait à l'entendre. Elle dit qu'elle-même obligée de boire un peu de rhum pour se remettre, chaque fois que descendant de chez lui. Le peu de soins de Dumur. Parti hier chez le médecin avec un pantalon aussi sale extérieurement qu'intérieurement, conti­nuant très bien à coucher dans ses draps pleins de sang si elle ne s'y était opposée, ne changeant pas de linge. » (05.01.33)

A propos d’une autopsie qu’aurait subi Jarry à l’hôpital de la Charité :
« Il [Saltas] a appris que, dans les hôpitaux, tous les corps de malades décédés sont ouverts quand il n'y a pas, dès le décès, défense de la famille. Bien mieux, même dans le cas de défense, il arrive qu'on pratique l'autopsie. On prend seulement soin de recoudre soigneusement les ouvertures, de replacer le mieux possible la tête près du tronc, au besoin de maquiller un peu le visage. Il me cite le cas d'une femme ayant perdu son mari à l'hôpital. Elle fait défense pour l'autopsie. On la pratique quand même. Le jour des obsèques, elle va reconnaître le corps. Dans sa douleur, elle se jette sur le corps et le prend dans ses bras. La tête, sectionnée, reste dans le cercueil. »
« Il me décrit la façon dont on ouvre la tête : une incision, d'une oreille à l'autre, au cuir chevelu. Les deux parties rabattues, l'une sur la nuque, l'autre sur le visage. Une entaille à la scie tout autour du crâne. Ensuite, avec un ciseau et à coups de maillet, on détache la boite crânienne, comme une coupe. » (11.01.33)

« Toutes ces notes sur la maladie de Dumur ne me serviront jamais à rien, sans intérêt à publier, et pourtant je les continue. Bizarre. » (17.01.33)

« Il se tenait assis sur le bord, le buste courbé, la tête tombée sur la poitrine. On l'a changé de chemise. On lui a levé un bras, puis l'autre. De même pour le coucher, lui plaçant une jambe, puis l'autre. Plus la force de faire lui-même ses mouvements. Il continue à perdre du sang, ce qui ôte beaucoup d'effet à l'alimentation, à perdre des mucosités, des particules de tissus corrompus. Un ventilateur est à demeure dans sa chambre, pour remédier à la pestilence. Son esprit toujours parfaitement lucide. » (14.03.33)

« Alerte tantôt au Mercure, Vallette a eu, vers quatre heures et demie, une sorte de syncope assis à son bureau. Auriant, qui se trouvait dans le bureau de Bernard, a dégringolé l'escalier pour venir me chercher : « Monsieur Vallette se trouve mal. » Je suis monté aussitôt. Il était en train de revenir à lui. Ber­nard le réconfortant, l'aidant à se remettre. Cela s'est produit comme suit : Bernard et Auriant ont d'abord entendu comme une toux, puis une sorte de râle étouffé. Bernard a couru. Vallette était renversé dans son fauteuil, sans connaissance, les yeux révulsés, très pâle, le visage couvert de sueur. Revenu à lui, aucune fièvre, le pouls régulier, aucune sensation du côté du coeur. Seulement très pâle, le nez même un peu cireux. » (04.06.34)

« Je suis de retour au Mercure à une heure 32 minutes. Il y avait deux minutes que Vallette venait de s'éteindre, très paisiblement, sous l'effet de la morphine, on l'a simplement vu à un moment de respirer. » (28.09.35)
« (...) une chemise propre, un pantalon, une mentonnière, l'avons étendu bien droit sur le dos, les mains réunies sur la poitrine, un drap propre le recouvrant jusqu'au cou. Il était encore tiède. Aucune rigidité cadavérique. Ce travail a été très facile, seulement le poids du corps à soulever. Nous étions tous quatre en bras de chemise et nullement impressionnés. Nous faisions cela comme un dernier service au patron et à l'ami. » (28.09.35)

Le talent de la description après la mort de Montfort :
« Il avait tout le bas du visage violet. Les yeux grands ouverts, déjà un peu verdâtres. Quand on l'a bougé, un flot de sang a jailli de la bouche, le couvrant presque entièrement. On l'a transporté dans une petite salle de la gare, posé là, sur le sol, comme un colis. Un médecin est venu l'examiner, a fendu du haut en bas vêtements et chemise. Puis on l'a laissé là, tout débraillé, tout couvert de sang, la tête rejetée de côté, les jambes repliées, sans prendre aucune peine de le recouvrir d’une étoffe quelconque, ses valises à côté de lui. » (16.12.36)

« Je retrouve, en rangeant les papiers de ma dernière chronique dramatique, ce qui suit, que j'avais noté pour une réponse à Hirsch s'il avait répliqué, en écrivant à la N. R. F., au passage le concernant :
Etre un écrivain, c'est révéler dans ses écrits un homme, un caractère, un esprit, des qualités ou des défauts, des facultés d'observa­tion, de jugement, de progrès, c'est témoigner d'une personnalité petite ou grande, plaisante ou déplaisante, il n'importe. C'est aussi avoir un style à sa ressemblance, qui fait qu'on reconnaît l'auteur sans voir sa signature, ce n'est pas n'être qu'un faiseur de romans ou tous autres travaux destinés à payer son loyer. » (22.05.39)

Critique théâtrale de comportements :
« Je me suis trouvé amené à leur parler de ce que j'ai vu, des impressions que j'ai eues, des occasions de la bêtise humaine, les premiers temps de l'occupation : les fuyards, les pillards, les maris égarant leur femme ou l'inverse, et aussi nos hauts fonctionnaires quittant tout pour fuir avec leur valise, le comique, la bouffonnerie de tout cela pour moi, tout cela avec l'entrain, la verve, le comique, la mimique que je mets toujours dans mes propos. » (30.12.40)

Fasciné par le spectacle d’un corps sans vie :
« Quelle chose mystérieuse, curieuse, que la mort. Quelle tranquillité, quel repos, quelle sorte de bonheur même, sur ce visage. Quelque chose d'un très léger sourire à la bouche. Tout à fait le visage d'une femme qui fermerait les yeux pour recevoir des baisers. C'est à faire rêver. Ce serait à faire rêver s'il n'y avait pas la suite. Je serais resté là une heure à regarder. » (06.01.41)

Critique d’une certaine conception de l’amour :
« Aujourd'hui, à côté de moi, un couple, tout jeune, l'un et l'autre à peine vingt ans, certainement, lui un grand dadais, à petit bouc, à longs che­veux rejetés en arrière, l'air d'un jocrisse complet, parlant d'une voix susurrante et enfantine, elle, une petite brune, le visage le plus sec et le plus dur, une petite garce déjà dans ses manières et dans sa façon de lui parler, lui se faisant encore plus jocrisse : « Le petit chat ! le petit chat ! », le petit nom dont probablement il l'appelle. Je me retenais de leur dire : « Non, vous savez, j'ai rarement vu pareils nigauds à vous deux. » Heureusement pour moi, je n'ai jamais eu ce genre comme amoureux ou comme amant. Le clair de lune et la petite romance n'ont jamais été mon fait. Une cer­taine affaire m'a surtout toujours occupé. Le physique, oui, le physique. C'est l'essentiel de l'amour et c'est même tout l'amour. Je le dirai jusqu'à la fin de mes jours. Ce qui n'empêche pas le « sentiment », si le physique est agréable. » (08.01.41)

Situation psychologique des français dans l’occupation :
« Il semble qu'il y ait chez les Français, dans le peuple encore plus que chez les bourgeois, un sentiment d'attente, d'espoir, de résignation patiente, de moquerie secrète et silencieuse à l'égard des Allemands, état d'esprit qui peut se résumer dans l'indiffé­rence qu'ils montrent à l'égard de leur présence, ne les regardant même pas en les croisant dans les rues, certainement dans une ignorance complète, pour la majorité, des grandes fautes poli­tiques et sociales qui nous ont amenés là, tout cela qui pourrait se résumer à l'égard des occupants : « Attendez un peu, Messieurs. Vous ne serez pas toujours là. Il vous faudra déguerpir un jour. Nous verrons qui rira alors », équivalant au sentiment qui fait qu'on n'aime pas voir un étranger occuper sa maison. Que nous puissions nous entendre avec eux économiquement, pratiquement, c'est fort possible, ce peut même être fort bienfaisant, ils y ont intérêt aussi (toujours sous réserve de leur fourberie et de leur domination). Il y a en tout cas quatre choses, au moins, qui nous sépareront toujours d'eux : leur docilité contre notre insubordi­nation, notre moquerie contre leur sérieux, notre « esprit » contre leur « épaisseur », notre goût contre leur vulgarité. J'ajouterai, pour ma part, leur état social ultra-démocratique (à ce qu'on dit), lequel ne doit pas empêcher un certain « casernement ». » (09.04.41)

Bilan physique :
« Il ne faudrait pas croire (...) que je suis un vieillard répu­gnant. Je n'ai jamais été mieux dans ma vie par l'expression du visage, le teint uni, les lèvres rouges comme dans la jeunesse, les yeux aussi vifs que brillants. Evidemment, je n'ai pas le visage d'un bellâtre coiffeur, mais j'ai un visage plein d'expression, de caractère et hors de l'ordinaire. Je le vois à la façon dont les gens me regardent. Je suis droit comme un I, aucune voûture [sic], mince, prompt et souple. Cet exemple : je me plie sans aucune difficulté pour ramasser quelque chose par terre, sans aucun plie­ment des jambes. Je l'ai encore constaté ce matin. Je continue à veiller tous les soirs jusque vers minuit sans m'en ressentir en rien. Je me lève le matin, aussi lucide, - dire que j'emploie ce mot-là, moi aussi ! - que le soir quand je me couche. Je dévale le matin, vers la gare, comme un zèbre, et ce serait encore mieux si je n'étais obligé par les circonstances de porter de gros souliers qui me martyrisent les pieds. Mon cerveau n'arrête pas de fonc­tionner sur les sujets les plus divers, mon travail, ce que je vois, ce que je lis, ce que j'entends. Je suis sans rhumatismes, sans douleurs d'aucune sorte, bien mieux portant que dans ma jeu­nesse. J'ai gardé ma mémoire et ma vivacité d'élocution. Je n'ai aucun défaut d'haleine ni d'odeur corporelle. Je n'ai comme malheur que mon manque de dents. Hélas ! c'est quelque chose. C'est gravement quelque chose. Un autre malheur, c'est d'être devenu à certaines choses plus sensible que je ne l'ai jamais été. » (16.04.41)

« Quand je pense à mon père, je regrette, à un point que je ne peux dire, de n'avoir pas eu, de son vivant, cet intérêt qui m’est venu plus tard pour les visages et qui me fait ne pas quitter des yeux le visage de quelqu'un qui me parle, comme pour voir l'accord intérieur avec ce qu'il exprime. Quel souvenir plus vivant j'aurais de lui. » (06.01.42)

Evocation de son père, cf. 03.04.42.

Art de la description :
Les boulangeries, à Paris, sont le commerce dont les boutiques, en général, sont restées de bon goût, à l'ancienne mode, du temps des cafés blanc et or et sans musique assourdissante. Beaucoup, même, d'un très joli décor, aussi bien dans les peintures que dans la disposition des portes donnant dans les dépendances, ces portes souvent surmontées d'un petit chapiteau, soit demi-cintre, soit [double chevron], et flanqué de chaque côté d'une colonnette, et la caisse, dans une sorte de petite alcôve : boulangerie Marchais, rue Saint-Honoré. (16.09.42)

Description du marché de Clignancourt, cf. 21.09.42.

Il faut que je change le genre de ce Journal, - il est bien temps. Tout est toujours trop long. Ce sera assommant à lire. Je suis trop porté aux détails. Les faits suffiraient. J'y gagnerais d'avoir moins de mon temps pris à ce travail. Ce n'est pas la première fois que je pense à cela. Que de choses encore j'aurais dû laisser de côté. (13.10.42)

Je reconnais là l'homme de cabinet, ma nature profondément portée au retirement, mes habitudes, mes façons, mes goûts de vivre bourgeois, ma préfé­rence pour les compagnies de mêmes mœurs et peu nombreuses, au peu de goût que j'aurais : 1° pour le genre de vie de Galtier-Boissière, à connaître et fréquenter tant de gens, à être sans cesse avec eux en gueuletons et en parties de rigolade, et tout ce noc­tambulisme noceur auquel il se livrait avant la guerre ; 2° pour le genre d'existence quelque peu gouape de tous ces gens, hommes et femmes, aussi bien dans leurs moeurs que dans leurs façons extérieures et le genre de leurs propos débraillés et argotiques. Ils ont l'air, avec leur exubérance, leurs blagues, leurs histoires d'inter-coucheries, leurs échos d'une noce passée ou leurs projets d'une noce à venir, de s'amuser beaucoup, tous, hommes et femmes se tutoyant entre eux, mais je ne saurais dire à quel point je ne les trouve pas du tout drôles, ni amusants, et ne me ferai pas du tout plaisir de les fréquenter. Je suis là comme un provincial. (20.12.43)

Il [Maurice] me rappelle ce qu'ont été, au commencement de la guerre, les trois tentatives des Allemands pour aller débarquer en Angleterre, leurs pertes en hommes considérables, le sort affreux de ces malheureux. Les Anglais avaient installé dans la Manche un système (submergé) de barbelés dans lesquels les bateaux allemands se prenaient et dont ils ne pouvaient se dégager. La surface de l'eau était cou­verte de naphte. Par un autre dispositif, sans bouger de la côte anglaise, les Anglais y mettaient le feu. Bateaux, hommes, tout brûlait sur place. A chaque fois, pendant plusieurs jours, la mer rejetait sur la côte française des cadavres calcinés. Les mots manquent, devant de pareilles horreurs, de pareilles abominations. (31.12.43)

L’utopique :
A mon retour, sur la plate-forme de l'autobus, un soldat alle­mand, un pauvre diable à sa mine et à son accoutrement, rien des beaux et solides garçons que nous sommes habitués à voir. Ne parlant pas un mot de français. Ne sachant que présenter au conducteur un papier sur lequel était écrit : Porte d'Orléans. Autobus 94 bis. Terminus. Tous les voyageurs de la plate-forme se sont mis à essayer de le tirer d'affaire, à lui faire dire où il allait, pour lui indiquer où descendre. Il ne savait que répondre en allemand, en montrant son papier. Un nouveau voyageur mon­tait-il à un arrêt, le conducteur : « Vous ne sauriez pas l'allemand, par hasard ? Il y a là cet homme... » Je crois bien qu'il s'est trouvé, à la fin, un jeune homme, qui a pu échanger quelques mots avec lui. C'était touchant, tout de même. Je n'ai pu m'empê­cher de le dire au conducteur : « C'est très bien. C'est pourtant un « ennemi » et tout le monde cherche à le tirer d'affaire. »
J'ai dit aussi à un jeune homme placé tout près de moi : « C'est la plus grande barrière : la différence des langues. Si on parlait tous la même, quel moyen de s'entendre ! que de choses disparaî­traient ! » (16.01.44)

Mme Gould a une certaine distinction. Elle s'exprime fort bien. Aucune vul­garité de manières ni de ton. Goût parfait dans sa toilette. Ceci surtout : elle ne se coiffe ni ne s'habille à la mode : jupe longue et cheveux relevés en torsade sur la nuque comme autrefois. Juste­ment ce qui est son mérite à elle-même, qui a gardé ses cheveux intacts et se coiffe de la façon la plus prosaïque, tout comme elle porte ses robes à peine courtes. (12.03.44)

Nous sommes tous là comme des moules occupés de petites questions médiocres : ravitaillement, provisions de détresse, bombardements, alors que nous vivons peut-être une grande époque. Le débarquement des Anglais et Américains, les batailles de Normandie, la marche des premiers et le recul des « occupants » actuels sur Paris, lequel des deux belligérants l'em­portera, les suites de cette victoire. S'ajoutant à tout cela la petite guerre intestine qui se livre dans plusieurs régions de la France, les partis opposés qui n'attendent que l'occasion pour se casser la figure en grand, ce matin l'assassinat du ministre Philippe Hen­riot, tous les faits et circonstances de ce genre, certainement appe­lés à se multiplier et s’amplifier, nous sommes peut-être à la veille d'un équivalent, d'un approximatif de la Révolution française.
Des faits comme l'assassinat de ce Philippe Henriot, dans sa propre chambre à coucher, à son Ministère, en plein Paris, où les assassins ont pu entrer et monter sans trouver de résistance, ces faits déconcertent. Alors, cet homme, qui devait se savoir très menacé, que le gouvernement devait savoir très menacé, n'était pas mieux gardé ? Même étonnement pour ces camions transpor­tant des fonds publics, souvent plusieurs millions, une fois même, paraît-il, un milliard, avec deux hommes sur le siège, deux autres à l'intérieur, que des coquins, informés, arrêtent de force au pas­sage et vident de leur contenu. Sous l' Ancien Régime, de pareils transports étaient accompagnés d'une troupe d'hommes à cheval et armés. On semble, aujourd'hui, au contraire, favoriser la rapine, comme le crime, ou alors il y a des complices passifs de l'autre côté.
A côté de cela, ce contraste. Je passais hier boulevard Saint-Michel, devant le lycée Saint-Louis, transformé actuellement en une sorte de caserne de la Milice de Darnand pour la défense de l'ordre. A la grand'porte, de chaque côté, un milicien, - chacun un de ces visages ! beaucoup d'entre eux ne doivent pas valoir mieux que les « terroristes », - la mitraillette au poing, en posture de fonctionner. Ce côté-là aussi nous présage de jolies choses. Nous reverrons peut-être, comme en 93, les dénonciations à un parti, ou à l'autre, selon l'opinion du dénonciateur. (28.06.44)

Jour de marché, donc du monde dehors. Ce matin, dans les rues de Fontenay, quelques gens de la « Résistance », débraillés, les pieds nus dans des savates, vêtus seulement d'un pantalon et d'une chemise, avec des physionomies d'un genre ! - circulant la mitraillette en bandoulière. Il est tout de même inouï qu'on laisse ainsi circuler de pareils apaches armés. Un « coup de rouge » de trop, et on voit le travail.
(...)
Il paraît que quelques femmes, ce matin, au marché, trouvaient un peu excessif la punition qu'on a infligée hier publiquement à des femmes qui ont fait l'amour avec des soldats allemands. Elles regrettent peut-être de n'en avoir pas fait autant. (26.08.44)

Scène d’épuration :
Elles aussi furent saisies, injuriées, jetées à terre, frappées, leurs vêtements mis en loques. Une femme, dans la foule, à ce spectacle, se mit à crier : « Non, non, non, pas cela, pas cela !... » La foule se retourna contre, lui arracha la cocarde tricolore qu'elle portait à son corsage, la jeta à terre, la frappa, la traitant de Boche, la malheureuse ne pouvant se tirer des mains de ces sauvages, per­sonne ne protestant. S. dit qu'il est parti, n'en pouvant voir davantage, épouvanté, et écoeuré. (05.09.44)

C'est un peu comme une rentrée dans la littérature, cette collaboration à une des revues de ce moment, une rentrée que complé­tera la réapparition en librairie de mes deux volumes de chro­niques dramatiques. Nous allons voir s'il y aura des échos dans les journaux littéraires, et de quel genre, et de quel ton. Les Lettres françaises, par exemple.
Après cela ?... Ce Journal ?... Pas absolument besoin de talent. C'est un travail de scribe, d'enregistreur de faits, de propos, un travail de gazetier, de nouvelliste. De la mémoire, de l'observa­tion, de l'ordre dans l'esprit. Guère besoin de rien d'autre. (07.07.45)

Il y a en Corée des opérateurs de cinéma qui prennent des « vues » du mouvement des troupes, des débarquements, des combats, des bombardements par les aviateurs américains, des amas de morts et de blessés, des villes en flammes, toutes les habitations détruites, de vagues civils, hommes, femmes, enfants, réduits à la rue, cou­rant dans les décombres. On fait de tout cela des films, qui sont projetés dans les cinémas, au titre des Actualités. On en donne dans les cinémas à Paris, certainement aussi en province et dans le monde entier, et des gens vont voir ces tableaux de tueries, de massacres, de destructions, et nous avons vu, par les ruines de la Normandie, si les aviateurs, pour qui c'est du sport, s'y entendent. Ainsi la guerre est devenue une occasion de « spec­tacle », une sorte de théâtre, de récréation, etc. Ce n'est ni à l'honneur de la société actuelle, ni des gens, de quelques nations qu'ils soient, qui vont s'y récréer, ou c'est bien la démonstration que les hommes aiment la cruauté et le sang. (28.09.50)

Je suis passé dans la ruelle du lit, pour le voir dans son autre profit. Il a bien là, si on veut, selon l'expression courante, l'air de dormir. Tout de même, quelque chose s'y ajoute, de dur, d'ar­rêté, de fermé, que n'a pas l'expression du vrai sommeil. Je lui ai touché une main à plusieurs reprises. Curieux, cette dureté des chairs, ce froid glacial, tout provisoires. Je me demande si le même phénomène se produit à l'intérieur, pour le sang, par exemple. On reste là à se dire, surtout quand on a mon âge, qu'un jour on sera de même. Il vous en vient même, je l'ai éprouvé sur place, une certaine envie. Le fait est, si on gardait cette forme, cet aspect, - je l'ai déjà noté quelque part, - ce serait acceptable, après tout, même pas désagréable. C'est la suite qui est horrible, répugnante, l'affreuse décomposition, putréfaction. Vive le four crématoire ! (02.11.50)

1 commentaire:

  1. Il me vient juste à l'esprit que je n'ai pas fait la bonne chose depuis que mon mari est revenu vers moi, je suis sur ce blog pour rendre grâce à qui le mérite, Il y a quelques couples de semaines ma vie était dans une situation terrible parce que mon mari est parti moi et je ne crois jamais que j'allais le récupérer, mais grâce à l'aide de ce puissant lanceur de sorts appelé le Dr Ekpen, ma vie est maintenant de bonne humeur, je dois recommander les services du Dr Ekpen à quiconque ils doivent contacter le Dr Ekpen via ces détails ci-dessous: (ekpentemple@gmail.com) car grâce à l'aide du Dr Ekpen, mon mariage a été rétabli.

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