Goût pour la relation

« J'ai toutefois perdu de très bonne heure la folie de la jeunesse, et je me trouve aujourd'hui replié plus qu'il ne conviendrait. Je songeais l'autre matin aux causes de cette maturité morale. Je ne me suis jamais beaucoup plu aux livres d'enthousiasme, aux livres de pur lyrisme, je pourrais presque dire jamais plu aux livres de tout jeunes gens. Je sais bien qu'il y a Tinan, mais chez Tinan, il y a l'ironie et n'est-ce pas un peu moins de jeunesse, l'ironie ? Les livres de foi m'ont toujours un peu assommé aussi. J'ai toujours été porté vers les livres où l'auteur dit : je, et se raconte. Or ce sont rarement des livres de jeunes gens. Je crois même que The small friend ; si l'on tient compte de certains faits qui s'y trouvent, est une certaine excep­tion, comme venant d'un jeune homme, cela, je le répète, en dehors de toute valeur littéraire, uniquement par rapport aux faits.
Il y a aussi beaucoup de la façon dont j'ai été élevé, de toute la solitude de mon adolescence, de ma première jeunesse, de la difficulté pour moi à trouver des gens qui me plaisent. J'ai passé dix ans à lire, à remuer des idées littéraires, à apprendre à écrire, à me chercher, à réfléchir, sans avoir personne avec qui causer littérature, et maintenant que je connais quelques gens, leurs goûts, leurs idées, leurs préférences sont si diffé­rents des miens, que ma situation est à peu près la même. Quels sont aussi les livres qui m'ont le plus touché, ou plu, et cela uniquement parce que je m'y retrouvais un peu, soit par l'atmosphère, soit par la sensibilité, soit par les idées, et je dis m'y retrouver, car en réalité aucun livre ne m'a influencé, à cause de mon goût très prononcé pour moi-même ! Des livres comme Les Fleurs du mal, comme les Souvenirs de Renan, comme les Journaux et la Correspondance de Stendhal, comme le Graindorge de Taine. J'ai raison quand je dis qu'aucun livre ne m'a influencé. Je n'avais pour ainsi dire pas lu Stendhal quand j'ai commencé au Mercure, puisque je ne connaissais que ses romans, et que je leur préfère de beaucoup le Brulard, les Souvenirs d'égotisme et la Correspondance que je n'ai lus que trois ou quatre années plus tard. J'avais déjà cependant le goût de la sécheresse, de la netteté, à ce point que Vallette, si flaubertiste, me répétait sans cesse de me méfier. J'ai simple­ment perfectionné ce que j'avais en moi, et j'ai été aussi long ­temps à oser être moi. Même quand j'ai écrit Le Petit Ami, je n'étais pas encore tout à fait arrivé à oser être moi. Maintenant, si ce n'est une dizaine de livres, et uniquement pour le plaisir, je pourrais très bien me passer de livres.
Il y a aussi comme causes de cette maturité certains faits de ma vie. Il est certain que si j'avais vu mourir Fanny, que si j'avais revu ma mère, et que si j'avais vu mourir mon père quand j'avais dix-huit ou vingt ans, cela n'aurait pas marqué sur moi comme cela a marqué. J'étais alors bien un peu léger, bien un peu dénué de réflexion. Mais la mort de Fanny, l'entre­vue avec ma mère et la mort de mon père, tout cela suivi de si près, me sont arrivées quand j'avais vingt-neuf, trente et trente-un ans ; j'étais en pleine transformation morale ; j'étais comme une terre fraîchement remuée, toute remuée plutôt, et tout ce que ces trois incidents dégageaient d'émotion, de vie, etc., etc... est entré en moi sans peine et m'en a marqué d'autant plus profondément. Toutes les réflexions que je n'au­rais pas faites à dix-huit ou vingt ans, je les ai faites alors, et avec quelle acuité, à cause de l'état moral où je me trouvais, sans me rendre compte alors de la coïncidence, que je vois aujourd'hui. Je venais de lire tout Stendhal, je venais de réfléchir intensément sur mes lectures, je commençais à me trouver, un goût venait pour mes idées, un j’m’en fichisme pour les idées d’autrui, je perdais la paralysie qu’est l’admiration, etc., etc... » (22.05.04)

« Marcel Schwob vient de mourir... Je ne tenais plus en place, de surprise, d'impatience. Je jette mes trois sous. Je cours au marché acheter le foie. Je remonte au galop. Rien n'allait assez vite. Schwob mort ! Lui qui, il y a quinze jours, me parlait, si vivant, si alerte, si plein d'ardeur et de projets. Quelle impres­sion nous fait la mort, quand il s'agit de gens que nous connais­sons, que nous voyons fréquemment. Je m'habille. Je déjeune à la hâte. Je pars rue Saint-Louis-en-l'Ile. Marie me fait entrer. (...) J’entre, et là, je vois Schwob étendu, la tête seule découverte, la figure très jaunie, la bouche un peu plissée, un peu de barbe commencée à pousser au menton, les yeux encore ouverts, ternes et figés. » (27.02.05)

« Le lendemain matin mardi, il semblait aller mieux. Le vétérinaire est arrivé à onze heures. Maurice était là. Le vétérinaire mis au courant, il nous a dit que ce que Boule avait eu la veille, était une syncope, et qui pourrait se renouveler. Boule est beaucoup plus pris qu'il le ne pensait. Broncho-pneumonie, ou quelque chose d'approchant. Nous convenons de le lui mener l'après-midi pour lui tondre l'estomac, pour des applications de teinture d'iode. Mais le moment venu, il n'a pu tondre qu'un côté, Boule si nerveux qu'il craignit une crise. Je l'ai achevé à la maison, puis lui ai mis la teinture d'iode. Mécontent, cher­chant à se sauver, il était encore plein de gentillesse et assez docile aux paroles. Jusqu'au soir ni la nuit il n'a plus toussé, et maladroitement nous avions cessé de faire du feu. Ce matin il allait encore bien, mais à midi, grande toux et de nouveau grand abattement. Nous refaisons du feu partout. En ce moment il fait du soleil, et selon l'indication du vétérinaire, Boule est à la fenêtre, enfermé dans sa maison d'osier .Oui, il est très pris. Emphysème cardiaque, dit aussi le vétérinaire, qui craint fort qu'il ne soit asthmatique après tout cela. Quand le rever­rai-je souple, dispos, jouant avec moi à cache-cache, ou à courir, et me mordant, et me sautant après les jambes comme aupa­ravant. Avec quelle vivacité je serais malade à sa place, et quelle peur et quel chagrin il nous a faits. On peut rire, si l'on veut : Je m en... moque. » (05.04.05)

« Je ne veux raconter que ce qui m'a touché, occupé, que ce que j'ai aimé, ou que ce dont j'ai souffert. » (28.05.05)

« L'anecdote si amusante sur Tristan Bernard qu'il m'a racontée. L'été dernier, en chemin de fer, Bernard est pris à partie par un voyageur, dans un comparti­ment de 26, où se trouvait également une dame, pour : ledit Bernard s'être mis à fumer une énorme pipe. Mutisme de Ber­nard sous les reproches. Le voyageur ne s'en échauffe que mieux, menaçant Bernard du chef de gare de la prochaine station. On y arrive, le chef est appelé, le voyageur lui explique l'inconve­nance de Tristan Bernard : pas compartiment de fumeurs, pas demandé permission, etc... Là-dessus : « Demandez donc d'abord à cette dame comment il se fait qu'elle voyage en seconde avec un billet de troisième », dit Tristan Bernard au chef de gare. Celui-ci oublie l'histoire de la pipe, ne voit plus que l'intérêt de la compagnie, demande son billet à la dame, billet de troisième en effet, et la prie de descendre. Le train repart. Tristan Ber­nard seul maintenant avec le voyageur. Celui-ci se met à ne pas le féliciter de sa goujaterie : avoir ainsi procuré un affront à une femme... « Et d'ailleurs, lui dit-il, comment avez-vous pu savoir que cette dame voyageait avec un billet de troisième ?... - Parce que, répond placidement Tristan Bernard, parce qu'il était de la même couleur que le mien. » Il paraît que le voyageur a été « tué ». (20.12.06)

Léautaud fasciné par le spectacle de la mort :
« Coppée est mort cette après-midi, vers deux heures. Cinq jours après sa soeur. Une agonie de cinq heures d'étouffements. J'ai appris cela en arrivant au Mercure, à 4 heures, par Retté, qui venait de la rue Oudinot, où il était allé pour le voir. Un grand désir m'est venu de le voir mort, ce désir que j'ai chaque fois que meurt quelqu'un que je connais, le besoin irrésistible de voir la grimace qu'il fait, de regarder cela de près, et je suis allé rue Oudinot, pour voir s'il y avait moyen d'entrer. J'aurais eu Larguier sous la main, sûrement j'aurais réussi à entrer avec lui. Rue Oudinot, je suis d'abord resté devant la porte, n'osant guère me risquer. J'ai ensuite questionné un monsieur qui venait d'entrer et qui ressortait. Il paraît qu’on ne recevait personne. J'ai vu arriver des indi­vidus, serviette sous le bras, allures de clercs de notaire, ou peut-être tout bonnement de commis de pompes funèbres, et entrer près d'une demi-douzaine de prêtres. J'avoue que cette invasion religieuse m'a un peu refroidi. Un chat se pro­menait dans la cour, et j'ai pensé aux chats de Coppée, sept, je crois, et à ce qu'on va bien pouvoir faire d'eux. Je me suis aussi amusé à regarder jouer aux cartes, chez le petit mar­chand de vins au coin de la rue Rousselet, ce petit vieux bon­homme qui ressemble, de profil, de façon si frappante à mon père, avec une petite calotte de drap comme lui, le même nez, la même moustache, la même coloration du visage. Tous les jours que j'ai vécus rue Rousselet pendant trois ans me reve­naient aussi. (...)
Je pensais, en revenant, que c'est une curieuse impression, celle de la mort d'un homme qu'on a connu, au moins de vue, qu'on a rencontré si souvent, l'impression de la disparition, de la suppression. On le revoit comme on le voyait, tel qu'il était, avec son allure, ses tics. Coppée, par exemple, mar­chant avec l'air de retomber tour à tour sur chaque jambe, l'air mélancolique, parlant tout seul, comme s'il se récitait des vers, faisant même quelques légers gestes d'une main, d'un bras, le dos un peu voûté, balançant les bras, la tête sui­vant les mouvements du corps, la bouche serrée, les yeux si bleus, si fureteurs dans son teint de brique, la bouffée de fumée de la cigarette, sa façon d'enjamber le pas de sa porte cochère rue Oudinot, de parler seul en marchant. Puis, tout d'un coup, un trait sur tout cela, biffé, enlevé, disparu. Quand je songe qu'il n'a tenu qu'à moi de contenter mon grand désir de le connaître, malgré ses histoires de Patrie et de Bon Dieu. Je suis certainement loin d'être fou de tout ce qu'il a écrit, prose ou vers, bien que certaines parties n'en soient pas laides, et me plaisent assez, le côté parisien, léger, flâneur, gamin de Paris, les tableaux de quartiers, les souvenirs du vieux Paris, une sorte d'ironie, de blague, plutôt, sentimentale, quand ce n'est pas trop délayé, pleurnichard, « papa, maman, mes soeurs », ni gâté tout à coup par une poussée de vulgarité, ce ton « petites gens » auquel on aurait vraiment dit qu'il s'appliquait. C'était plutôt l'homme, mis à part son cocardisme et sa bigoterie, dont je crois qu'il ne parlait jamais. Il y avait là quelque chose de physique. Il avait un visage qui me plaisait, la sorte de visage que j'aime chez un homme. Je le rencontrais et le regardais avec plaisir. Il me plaisait, et toutes ses idées m'aga­çaient. Curieux mélange. Enfin, maintenant, il n'y a plus à y revenir. Le Passant est passé. On le jouait encore hier soir à la Comédie, Le Passant. » (23.05.08)

« A Saint-Mandé pour voir Moréas. Impossible d'entrer.
J'ai bien regretté ce contre-temps. D'abord, c'était un mort de plus pour ma collection. Ensuite, j'avais si bien préparé mes condoléances. Tout le monde ayant vu Moréas disait qu'il parlait lui-même tout le premier, et à tout bout de champ, de sa mort. On parlait aussi de l'infirmier attaché à sa personne, nommé Gustave et qu'il réclamait sans cesse. Gustave ! le même nom que l'avertisseur de la Comédie. Alors, je voulais dire à Moréas : « Vous pouvez encore vous croire à la Comédie. Vous vous rappelez, Gustave, l'avertisseur, courant dans les couloirs des loges : « On-va-com-men-cer. » Seulement, ici, c'est : « On-va-finir. » (18.03.10)

Mort de Remy de Gourmont :
« Cette mort, quand je l'ai apprise tantôt, a été un vrai coup pour moi, tant pour l'écrivain que pour l'ami. Je rappelais ce soir la différence que j'ai toujours trouvée entre Schwob et Gourmont : le premier ayant toujours besoin d'être admiré, louangé, complimenté, tenant à son rang, souffrant mal qu'on pense différemment de lui, de telle sorte que je ne me sentais aucune liberté avec lui. Le second, au contraire, fuyant les compliments, les fuyant physiquement, en ce sens que je l'ai vu se lever de sa chaise et partir devant un complimenteur, modeste, simple, ne parlant pas de lui, orgueilleux certaine­ment et à bon droit, mais d'un orgueil tout intérieur, extrê­mement agréable pour les gens qui lui plaisaient, admettant fort bien qu'on eût un autre avis que le sien, de telle sorte que je parlais, plaisantais, me moquais avec lui comme j'aurais fait avec un ami de mon âge et de ma situation. Il m'est même arrivé souvent de lui lancer quelques boutades, quelques épi­grammes. Jamais il ne s'est fâché. Il était le premier à rire. Vallette et Morisse disant à cela que j'exerçais sur lui une sorte d'autorité, comment dire ? amicale, que Gourmont sentait en moi un discuteur, libre de ses mots, et qu'il n'aurait pas le dernier. Ce qui ne veut pas dire que j'aie jamais manqué de déférence à son égard. Bien au contraire. Seulement, il avait ce grand mérite de m'avoir mis tout de suite à mon aise, et si mon amitié et mes relations avec lui n'avaient rien de servile, l'honneur était pour lui autant que pour moi. (...)
Vallette racontait aussi qu'il a fallu la guerre pour rendre Gourmont un peu expansif, lui toujours si renfermé, même avec Vallette, qu'il connaissait pourtant depuis vingt-cinq ans. Il rappelait une phrase de Gourmont dans une de ses lettres, à la déclaration de guerre : « C'est tout de même beau la solida­rité. » Jamais il n'aurait eu un mot pareil avant. Jean de Gour­mont a dit à Vallette que Gourmont a été touché dans ce sens, par la guerre, plus encore que ses lettres ne l'ont montré.
J'estime qu'il a toutefois manqué à son esprit, à ses idées, en n'écrivant pas sur la guerre les pages libres, détachées, élevées, qu'on pouvait attendre de lui. Lui aussi, il a été pris, plus ou moins, remué plus ou moins. Son scepticisme, son mépris de l'état social de l'humanité étaient-ils donc si peu solides ? J'écris : son mépris de l'humanité. Je veux dire plus exacte­ment : mépris de la société. Dans ce sens je suis autrement réfractaire que lui. Moi, je n'ai pas bougé. » (28.09.15)

Evocation de Gourmont (cf. la journée) :
« Mon jugement est peut-être tout de même un peu prompt. Il faut faire la part de la timidité dans laquelle je pouvais me trouver vis-à-vis de lui et qui pouvait quelquefois me faire hésiter dans mes conversations. Il est bien certain que j'aime ou déteste profondément certaines choses. Cette passion lui déplaisait-elle ? Je l'ai toujours dit : il faut avoir des parti-pris, c'est une force. Cela n'empêche pas de voir parfaitement les autres côtés de la chose dont on parle et de sentir les contra­dictions qui s'élèvent à côté de l'opinion qu'on exprime. Ecrire, c'est s'être décidé à choisir, à pencher d'un côté plutôt que d'un autre, c'est prendre parti si minimement que ce soit. Si on écoutait toutes ses contradictions, on ne toucherait plus une plume, on ne dirait plus un mot. C'est un peu le mot de Stendhal à Mérimée, étudiant encore, arrivé à un certain âge : « Il ne s'agit plus d'examiner. Vous êtes sur le champ de la bataille, il faut tirer. »
Gourmont se croyait-il nanti de la vraie, complète et défi­nitive intelligence ? A mon avis, il aurait eu tort. Je ne crois pas du tout que l'éclectisme soit tant que cela le signe de la vraie intelligence. Quand on considère ce qu'elle est ou doit être, la vraie intelligence, qui oserait se dire vraiment intelligent. Gourmont mangeait du curé. Ce peut être considéré comme une certaine étroitesse d'esprit. Je le dis d'autant plus aisément que j'ai assez le même penchant combatif contre toutes les choses de la religion. Il avait également une admiration aveugle pour Flaubert et nous avons souvent discuté là-dessus, moi lui répétant toujours que Flaubert est l'opposé du véritable écrivain et qu'un style aussi fabriqué et toujours pareil est simplement assommant, en plus qu'il fausse et déforme tout (...). » (26.09.22)

Le Bailli mort, descriptif et réaction de l’épouse :
« Je passe sur la crise de larmes, les baisers, les flots de paroles, l'éloge du mort, le regret des mauvaises choses, le manque de simplicité, les phrases toutes faites. La douleur est décidément une chose ridicule quand elle s'exprime ainsi. En tout cas, je ne pouvais m'empêcher de penser au contraste entre toutes les qualités qu'elle lui énumérait maintenant et ses façons avec lui quand il vivait. Il y avait même quelque chose de péjoratif pour moi dans ce flot d'éloges. J'étais là, moi, à voir ces larmes, à entendre ces regrets, ce panégyrique, sans qu'elle ait dans son chagrin un seul mouvement vers moi, un mot qui montrât qu'elle sentait tout de même que c'était quelque chose de m'avoir, alors qu'elle aurait pu être complè­tement seule. Pour me parler à moi, le même ton habituel, moins élevé voilà tout, mais rien qui se ressentît de notre situation. J'ai résumé tout cela dans un petit aphorisme que j'ai écrit en faisant les commissions et caché dans la poche de derrière de mon pantalon : « Il n'est pas gai pour un amant de perdre le mari de sa maîtresse. Il est obligé d'entendre un panégyrique presque lyrique du défunt, recouvrant soudain toutes les qualités les plus exemplaires, après tous les quolibets et les injures dont on le couvrait de son vivant. » Ce qui suit ne peut s'écrire dans notre cas, le Bailli n'étant plus depuis plus de vingt ans qu'un mari honoraire, mais on pourrait l'ajouter à ce qui précède dans un cas ordinaire. » (14.09.24)

Rupture avec L.P. ? :
« La coquine ! Couronner ainsi dix années d'indifférence morale, de rebuffades de toutes sortes. Femelle, qui ne s'est montrée aimable que pour les affaires de cul. Que de fois, après les pires disputes, il me suffisait de lui montrer ma queue bien raide, pour l'entendre dire d'une voix mouillée : « Viens m'enfiler ! » et montrer alors la plus belle ardeur. » (27.10.24)
Pour cette date, une analyse détaillée des rapports avec la Panthère.

A l’enterrement de J. de Gourmont :
« Je regarde le prêtre qui officie préparer sa communion : le vin dans le ciboire, l'hostie cassée et plongée dans le vin, le ciboire recou­vert de la plaquette, le prêtre traçant au-dessus avec la main des signes mystérieux. Absolument comme un prestidigitateur : Messieurs, Mesdames, vous voyez ce chapeau. Il n 'y a rien dedans. Je le pose sur cette table. Attention : Un, deux, trois, et le chapeau repris un pigeon s'en échappe. Les pigeons, ici, ce sont les fidèles.
Et ce Jésus, auquel on s'adresse, qu'on glorifie, qu'on adore, qu'on évoque, qu'on implore, dans un langage incompréhen­sible pour la plus grande partie des fidèles, avec des « signes »de magie ! C'est de la plus pure superstition. Cela tient de la Kabbale et des tables tournantes. » (22.02.28)

« Cette lecture m'a donné une grande rêverie à son propos et au mien. Singulière situation. Nous avons été extrêmement liés et nous ne nous voyons plus. Il ne m'envoie pas ses livres et je ne lui envoie pas les miens. (De mon côté, c'est à la fois embarras sur le caractère de nos relations et souci de ne pas l'encombrer et l'obliger à m'écrire pour des choses qui ne peuvent l'intéresser.) En un mot, sauf le hasard des rencontres, et récemment la question de ses vers dans la nouvelle édition des Poètes, nous sommes presque comme si nous ne nous connaissions pas, à cela près que nous parlons mutuellement l'un de l'autre quand nous nous trouvons chez des gens qui savent que nous nous connaissons. Il est vrai que c'est moi qui ai commencé (les petites choses désagréables) avec ce que j'ai écrit à son propos, au sujet du monument à Paul Adam, et peut-être même avec mon compte rendu de la Jeune Parque, c'était pendant la guerre, je crois, quand j'ai fait dans le Mercure un Interim de la rubrique des Poèmes. Il n'y a rien à faire. Je suis ainsi, capable de dire des choses désagréables sur mes meilleurs amis, quand cela me fait plaisir. Ce serait à refaire, pour Valéry, que je le referais. Il y a eu aussi ma vente de ses lettres, qui me donnait une certaine gêne vis-à-vis de lui, même quand je pouvais douter qu'il la connût. Enfin, il y a quelque chose d'un peu chagrin pour moi, quand l'occasion m'est donnée d'y penser, dans le fait d'avoir cessé toutes relations après avoir été si liés. Je m’interroge : le regret du plaisir de fréquenter Un écrivain célèbre, membre de l'Académie, d'être avec lui sur le pied de la plus entière cama­raderie ? Non. Pas du tout. Pour de bon. Je me fiche complètement de toutes ces bêtises extérieures. La camaraderie, voilà bien plutôt le vrai, mille choses de notre jeunesse à l'un et l'autre, tout ce dont nous parlions autrefois, les gens que nous connaissions. Il lui arrive même peut-être, comme à moi, de regretter notre séparation, pour les mêmes raisons, bien que son genre d'existence ne lui laisse peut-être pas le loisir d'y penser. Je dois l'avoir déjà noté : heureusement que je ne suis pas resté en plan, que j'ai tout de même acquis un nom, une petite situation littéraire, qui m'évitent une autre sorte de gêne vis-à-vis de lui. Je me dis quelquefois que si le contraire m'était arrivé, j'entends le ratage complet, j'aurais quitté complète­ment les milieux littéraires pour ne pas me retrouver en face de camarades de jeunesse ayant réussi.
Cette lecture, avec tous les souvenirs qu'elle m'a rappelés, toutes les réflexions qu'elle me fait faire, me donne une grande envie d'écrire, sans le nommer, une sorte de portrait de Valéry dans lequel j'exprimerais tout ce que je pense, bon et désagréable, sur son compte. Il faudrait l'écrire tout de suite, et j'ai bien autre chose à faire. Alors, l'écrirais-je jamais ? C'est cela qui aura été le mal­heur de ma vie d'écrivain, de ne pouvoir écrire ce que je veux écrire, dans le moment même. » (06.02.30)

Opération Dumur, des détails :
« D'abord une ouverture qu'on lui pratiquera au bas de la gorge, pour qu'il puisse respirer pendant l'opération. Quatre jours après, ablation de l'excoriation qu'il a à une corde vocale. On lui enlèvera alors la garniture de l'ouverture respiration artificielle. Celle-ci se cicatrisera et se fermera peu à peu. Les prévisions sont que la corde vocale opérée repoussera. Jusque là Dumur parlera, avec à peu près aucun son. Au fur et à mesure que la corde vocale repoussera, le son reviendra. Ce sont les prévisions.
Duhamel a dit à Bernard que le cas de Dumur est très grave, mais que l'opération en question peut le prolonger longtemps. Il a dit le mot : longtemps.
Vallette, lui, trouve l'affaire très inquiétante.
Dumur a distribué ce soir quelques cartes de la clinique, avec le plan de l'endroit de Neuilly où elle se trouve, pour les gens qui voudront aller le voir.
Ce ne serait pas une petite tuile pour Vallette et pour le Mercure s'il disparaissait. Dumur lit tous les manuscrits. C'est lui qui compose le Mercure. C'est lui qui répond pour les manuscrits refusés. Il fait en même temps de la correction d'épreuves quand Mandin est trop chargé. Un très gros travail, pour lequel Vallette n'est plus du tout au courant. C'est un peu le défaut du Mercure, depuis que Vallette, il l'avait bien gagné, s'est déchargé sur l'un et l'autre de tout ce qu'il faisait presque à lui seul, ne gardant plus que la direction de la comptabilité et les affaires de traduction : à Bernard la fabrication, à Dumur la rédaction du Mercure, à moi la publicité dans la revue (...). » (19.05.31)

« Je suis bien décidé, si quelque chose s'engage avec Mme F. O., à rompre avec le « Fléau ». Non, non, non, il n'est pas possible de continuer à supporter les odieux procédés de cette créature sotte et vaniteuse, qui gâche par là tout ce qu'elle pourrait avoir de charmant. Quand je pense que l'année dernière, j'ai dépensé 900 francs à lui offrir un petit voyage et que je n'en ai encore récolté que propos et imputations les plus blessantes ! Jamais un mot de regret pour le mal qu'elle fait ! Je peux le dire sans manquer à la conscience : elle seule aura tout fait.
Cette femme pour qui je suis un imbécile, un voleur, un menteur, un marlou, un homme vieux, laid, méprisé, - qu'il faut supplier comme une idole pour avoir un quart d'heure de plaisir, qui m'a sans cesse fait passer après tous les autres : les Doussier, Mme Pécarrère, le vieux Pène, qui m'a supprimé sans aucune hésitation les nuits que je venais passer chez elle, qui m'a déchiré le coeur et l'esprit à chacun de mes séjours à P ...où j'accourais chaque fois avec la passion la plus vive, qui m'a fait les pires scènes en pleine rue, me couvrant d'injures, de menaces, jusqu'à me faire me colleter un jour avec une brute d'agent, qui m'a jeté à la figure les inven­tions les plus obscènes sur d'autres plaisirs pris par elle au dehors, qui m'a encore servi quelques jours avant son départ cette amabilité : « Si cela ne me plaît plus de coucher avec vous », me mena­çant encore, par-dessus le marché, dans son détraquement, du commissaire de police, qui n'a jamais su me considérer que pour l'utilité qu'elle pouvait tirer de moi, jusqu'à me faire faire à deux reprises le vidangeur à son chalet, qui m'a extorqué toute une partie de mon Journal, abusant de ma confiance devant ses propos tendres en cette circonstance, qui a réussi, par le même moyen, à me faire lui donner une reconnaissance de cinq mille francs, je crois, qui ne repose sur rien, qui passe sans cesse des transports les plus amoureux et les plus lubriques aux scènes les plus furieuses, qui n'a jamais su que me bafouer, me diminuer, me ridiculiser, me rebuter, dans ma personne comme dans ma famille dont exactement elle ne sait rien, qui a été avec son mari la même exactement qu'elle est avec moi. Ah ! non ! je serais bien niais de me laisser cette fois-ci, comme précédemment, arrêter par des scrupules qui ne seraient, une fois de plus, qu'une duperie. Elle pourra venir supplier, pleurer, menacer, se tordre, se pâmer, faire la catin, se retrousser et montrer son cul. Cinq mois sans la voir ni lui avoir écrit seront déjà un beau commencement de résistance. » (09.06.31)

Précision et simplicité du style :
« Ce matin, chez Garçon, dans le salon, comme j'attendais pour le voir, une femme, 40 ou 45 ans, fort jolie, mise cossue, mais très simple, de beaux yeux, une jolie bouche, un sourire délicieux, le décolleté de son corsage laissant voir le globe des seins sous une légère guipure, en compagnie d'un homme d'une cinquantaine d'années, à monocle et à rosette. » (09.07.31)

« De mon côté, pas caché que je préfère plutôt qu'il n'y ait rien, crai­gnant les suites (j'entendais l'emballement, le lien), mais que j'ai un grand goût pour la nudité féminine. Répondu à cela en parlant de la façon dont elle est abîmée. Le fait est ! J’ai pu bien la regarder, assise sur le transatlantique dans le jardin. Plus aucune forme, les seins sur le ventre. Un énorme bourrelet de chair à la taille, fort bien visible sous l'étoffe légère de la robe. Ses bras - elle les avait nus - comme des cuisses. Des jambes énormes. Je pensais au corps resté si jeune de ligne et de souplesse du « Fléau ».
Je lui ai reproché ses cheveux coupés, sa coiffure et sa teinture vulgaires, qui lui donnent un si mauvais genre. Elle objecte toujours la commodité. Elle s'est mise à relever ses cheveux pour une coiffure normale, en dégageant son profil, au lieu de l'avoir caché par les cheveux. Une partie délicieusement jolie, une transfor­mation, je l'aurais couverte de baisers rien que pour ce coin de vraie beauté. Le soir, dans la pièce qui me sert de salle à manger, assise et renversée dans un fauteuil, elle a eu des expressions de visage vraiment jolies.
Un moment, dans la journée, dans le jardin, j'étais vraiment en érection. » (19.06.32)

« Extraordinaire. Je rentre ce soir (...). Mon chien Tom et ma chienne Rita étaient dans le jardin. Comme d'habitude, on les fait rentrer dans leur clos. Comme Tom avait toussé ces derniers jours et que je pensais que c'était de dormir dehors la nuit, vers 9 heures et demie je descends pour les enfermer tous les deux dans l'écurie, où ils ont de la paille. Je les vois tous les deux étendus dans le clos. A mon entrée, seule Rita se lève et vient à moi. Tom toujours étendu sur le sol, immo­bile. Je regarde : mort. Et je ne peux penser à un empoisonnement, puisqu'il n'a donné aucun signe d'un malaise quelconque. Je n'y comprends rien. » (14.09.32)

« Visite à Castagnou à Sainte-Anne. Moins bien qu'à ma dernière visite. D'ailleurs, au dortoir, couché, et sans vêtements à sa disposition. (...) dans toute la conver­sation, Castagnou dit des niaiseries, des choses sans suite, d'autres qu'il n'achève pas (...). (...) il m'a répété plusieurs fois : « Vous êtes bien Léautaud, n'est-ce pas ? Je vous reconnais. »
Raison de son internement :
« (...) les promenades la nuit, tout nu, dans l'escalier de l’hôtel, frappant à toutes les portes, etc. »
« J'en viens au dortoir dans lequel j'ai visité aujourd'hui Casta­gnou. De chaque côté, six ou sept lits, sans aucune chaise. Dans un de ces lits, un fort beau garçon, beau visage, beaux yeux, solidement bâti, qui passe son temps à vociférer, à chanter la messe, ou des morceaux de cantiques, bénissant à droite et à gauche tantôt avec des sourires, tantôt avec des menaces, en se flanquant à d'autres moments de violents coups de poings sur la poitrine : « Je suis le fils de Dieu, nom de Dieu ! Je vous emmerde tous ! » Et les chants suivent : Agnus Dei, O Salutaris... Aleluia ! Dominus Vobiscum, le malheureux n'arrêtant pas de se démener sur son lit. Une femme encore jeune, sa mère, je l'ai su ensuite, se tenant au pied de son lit. (...)
Dans un autre lit, un autre garçon, vingt-cinq ans environ, visage très bien, de bonne humeur, qui n'arrêtait pas de discourir, le plus tranquillement du monde, sur la situation économique actuelle, la vie chère, les commerçants, la politique (...). Tout cela avec très bonne humeur.
Dans un autre lit, un petit vieux à visage futé, tout rasé, la tête tondue comme un oeuf. Tous les quarts d'heure environ, il soulevait son drap d'un côté, crachait dans son lit, rabattait le drap, tapotait dessus à petits coups de main comme pour éponger, en regardant du côté de l'infirmier d'un petit air malin et réjoui. (...)
Une des caractéristiques des fous, de ceux du moins que j'ai vus dans ce dortoir, semble être un manque complet de pudeur. Ces messieurs, de temps en temps, rejettent leur drap et gesticulent les jambes à l'air. » (16.10.32)

« Je suis excédé par cette histoire de mala­die. Je souhaite que la fin en arrive. Le pauvre Dumur est lui-même dans un état si peu drôle ! Ces notes me prennent toutes mes soirées. De plus, le souci pendant la journée de bien noter dans ma tête tout ce que j'ai à noter le soir. Le métier de mémo­rialiste manque quelquefois d'agrément. Je fais des réflexions sur le penchant, le besoin, le goût que j'ai - je ne sais quel terme préférer - à noter tous ces détails. Dumur n'est pas un person­nage notoire, qui cela pourra-t-il intéresser ? »
Des détails : « (...) les mucosités débordant de la canule lui dégoulinant sur tout le devant de sa chemise et de son gilet. Il veut cracher et c'est encore un flot de mucosités. Le coeur me levait à l'entendre. Elle dit qu'elle-même obligée de boire un peu de rhum pour se remettre, chaque fois que descendant de chez lui. Le peu de soins de Dumur. Parti hier chez le médecin avec un pantalon aussi sale extérieurement qu'intérieurement, conti­nuant très bien à coucher dans ses draps pleins de sang si elle ne s'y était opposée, ne changeant pas de linge. » (05.01.33)

A propos d’une autopsie qu’aurait subi Jarry à l’hôpital de la Charité :
« Il [Saltas] a appris que, dans les hôpitaux, tous les corps de malades décédés sont ouverts quand il n'y a pas, dès le décès, défense de la famille. Bien mieux, même dans le cas de défense, il arrive qu'on pratique l'autopsie. On prend seulement soin de recoudre soigneusement les ouvertures, de replacer le mieux possible la tête près du tronc, au besoin de maquiller un peu le visage. Il me cite le cas d'une femme ayant perdu son mari à l'hôpital. Elle fait défense pour l'autopsie. On la pratique quand même. Le jour des obsèques, elle va reconnaître le corps. Dans sa douleur, elle se jette sur le corps et le prend dans ses bras. La tête, sectionnée, reste dans le cercueil. »
« Il me décrit la façon dont on ouvre la tête : une incision, d'une oreille à l'autre, au cuir chevelu. Les deux parties rabattues, l'une sur la nuque, l'autre sur le visage. Une entaille à la scie tout autour du crâne. Ensuite, avec un ciseau et à coups de maillet, on détache la boite crânienne, comme une coupe. » (11.01.33)

« Toutes ces notes sur la maladie de Dumur ne me serviront jamais à rien, sans intérêt à publier, et pourtant je les continue. Bizarre. » (17.01.33)

« Il se tenait assis sur le bord, le buste courbé, la tête tombée sur la poitrine. On l'a changé de chemise. On lui a levé un bras, puis l'autre. De même pour le coucher, lui plaçant une jambe, puis l'autre. Plus la force de faire lui-même ses mouvements. Il continue à perdre du sang, ce qui ôte beaucoup d'effet à l'alimentation, à perdre des mucosités, des particules de tissus corrompus. Un ventilateur est à demeure dans sa chambre, pour remédier à la pestilence. Son esprit toujours parfaitement lucide. » (14.03.33)

« Alerte tantôt au Mercure, Vallette a eu, vers quatre heures et demie, une sorte de syncope assis à son bureau. Auriant, qui se trouvait dans le bureau de Bernard, a dégringolé l'escalier pour venir me chercher : « Monsieur Vallette se trouve mal. » Je suis monté aussitôt. Il était en train de revenir à lui. Ber­nard le réconfortant, l'aidant à se remettre. Cela s'est produit comme suit : Bernard et Auriant ont d'abord entendu comme une toux, puis une sorte de râle étouffé. Bernard a couru. Vallette était renversé dans son fauteuil, sans connaissance, les yeux révulsés, très pâle, le visage couvert de sueur. Revenu à lui, aucune fièvre, le pouls régulier, aucune sensation du côté du coeur. Seulement très pâle, le nez même un peu cireux. » (04.06.34)

« Je suis de retour au Mercure à une heure 32 minutes. Il y avait deux minutes que Vallette venait de s'éteindre, très paisiblement, sous l'effet de la morphine, on l'a simplement vu à un moment de respirer. » (28.09.35)
« (...) une chemise propre, un pantalon, une mentonnière, l'avons étendu bien droit sur le dos, les mains réunies sur la poitrine, un drap propre le recouvrant jusqu'au cou. Il était encore tiède. Aucune rigidité cadavérique. Ce travail a été très facile, seulement le poids du corps à soulever. Nous étions tous quatre en bras de chemise et nullement impressionnés. Nous faisions cela comme un dernier service au patron et à l'ami. » (28.09.35)

Le talent de la description après la mort de Montfort :
« Il avait tout le bas du visage violet. Les yeux grands ouverts, déjà un peu verdâtres. Quand on l'a bougé, un flot de sang a jailli de la bouche, le couvrant presque entièrement. On l'a transporté dans une petite salle de la gare, posé là, sur le sol, comme un colis. Un médecin est venu l'examiner, a fendu du haut en bas vêtements et chemise. Puis on l'a laissé là, tout débraillé, tout couvert de sang, la tête rejetée de côté, les jambes repliées, sans prendre aucune peine de le recouvrir d’une étoffe quelconque, ses valises à côté de lui. » (16.12.36)

« Je retrouve, en rangeant les papiers de ma dernière chronique dramatique, ce qui suit, que j'avais noté pour une réponse à Hirsch s'il avait répliqué, en écrivant à la N. R. F., au passage le concernant :
Etre un écrivain, c'est révéler dans ses écrits un homme, un caractère, un esprit, des qualités ou des défauts, des facultés d'observa­tion, de jugement, de progrès, c'est témoigner d'une personnalité petite ou grande, plaisante ou déplaisante, il n'importe. C'est aussi avoir un style à sa ressemblance, qui fait qu'on reconnaît l'auteur sans voir sa signature, ce n'est pas n'être qu'un faiseur de romans ou tous autres travaux destinés à payer son loyer. » (22.05.39)

Critique théâtrale de comportements :
« Je me suis trouvé amené à leur parler de ce que j'ai vu, des impressions que j'ai eues, des occasions de la bêtise humaine, les premiers temps de l'occupation : les fuyards, les pillards, les maris égarant leur femme ou l'inverse, et aussi nos hauts fonctionnaires quittant tout pour fuir avec leur valise, le comique, la bouffonnerie de tout cela pour moi, tout cela avec l'entrain, la verve, le comique, la mimique que je mets toujours dans mes propos. » (30.12.40)

Fasciné par le spectacle d’un corps sans vie :
« Quelle chose mystérieuse, curieuse, que la mort. Quelle tranquillité, quel repos, quelle sorte de bonheur même, sur ce visage. Quelque chose d'un très léger sourire à la bouche. Tout à fait le visage d'une femme qui fermerait les yeux pour recevoir des baisers. C'est à faire rêver. Ce serait à faire rêver s'il n'y avait pas la suite. Je serais resté là une heure à regarder. » (06.01.41)

Critique d’une certaine conception de l’amour :
« Aujourd'hui, à côté de moi, un couple, tout jeune, l'un et l'autre à peine vingt ans, certainement, lui un grand dadais, à petit bouc, à longs che­veux rejetés en arrière, l'air d'un jocrisse complet, parlant d'une voix susurrante et enfantine, elle, une petite brune, le visage le plus sec et le plus dur, une petite garce déjà dans ses manières et dans sa façon de lui parler, lui se faisant encore plus jocrisse : « Le petit chat ! le petit chat ! », le petit nom dont probablement il l'appelle. Je me retenais de leur dire : « Non, vous savez, j'ai rarement vu pareils nigauds à vous deux. » Heureusement pour moi, je n'ai jamais eu ce genre comme amoureux ou comme amant. Le clair de lune et la petite romance n'ont jamais été mon fait. Une cer­taine affaire m'a surtout toujours occupé. Le physique, oui, le physique. C'est l'essentiel de l'amour et c'est même tout l'amour. Je le dirai jusqu'à la fin de mes jours. Ce qui n'empêche pas le « sentiment », si le physique est agréable. » (08.01.41)

Situation psychologique des français dans l’occupation :
« Il semble qu'il y ait chez les Français, dans le peuple encore plus que chez les bourgeois, un sentiment d'attente, d'espoir, de résignation patiente, de moquerie secrète et silencieuse à l'égard des Allemands, état d'esprit qui peut se résumer dans l'indiffé­rence qu'ils montrent à l'égard de leur présence, ne les regardant même pas en les croisant dans les rues, certainement dans une ignorance complète, pour la majorité, des grandes fautes poli­tiques et sociales qui nous ont amenés là, tout cela qui pourrait se résumer à l'égard des occupants : « Attendez un peu, Messieurs. Vous ne serez pas toujours là. Il vous faudra déguerpir un jour. Nous verrons qui rira alors », équivalant au sentiment qui fait qu'on n'aime pas voir un étranger occuper sa maison. Que nous puissions nous entendre avec eux économiquement, pratiquement, c'est fort possible, ce peut même être fort bienfaisant, ils y ont intérêt aussi (toujours sous réserve de leur fourberie et de leur domination). Il y a en tout cas quatre choses, au moins, qui nous sépareront toujours d'eux : leur docilité contre notre insubordi­nation, notre moquerie contre leur sérieux, notre « esprit » contre leur « épaisseur », notre goût contre leur vulgarité. J'ajouterai, pour ma part, leur état social ultra-démocratique (à ce qu'on dit), lequel ne doit pas empêcher un certain « casernement ». » (09.04.41)

Bilan physique :
« Il ne faudrait pas croire (...) que je suis un vieillard répu­gnant. Je n'ai jamais été mieux dans ma vie par l'expression du visage, le teint uni, les lèvres rouges comme dans la jeunesse, les yeux aussi vifs que brillants. Evidemment, je n'ai pas le visage d'un bellâtre coiffeur, mais j'ai un visage plein d'expression, de caractère et hors de l'ordinaire. Je le vois à la façon dont les gens me regardent. Je suis droit comme un I, aucune voûture [sic], mince, prompt et souple. Cet exemple : je me plie sans aucune difficulté pour ramasser quelque chose par terre, sans aucun plie­ment des jambes. Je l'ai encore constaté ce matin. Je continue à veiller tous les soirs jusque vers minuit sans m'en ressentir en rien. Je me lève le matin, aussi lucide, - dire que j'emploie ce mot-là, moi aussi ! - que le soir quand je me couche. Je dévale le matin, vers la gare, comme un zèbre, et ce serait encore mieux si je n'étais obligé par les circonstances de porter de gros souliers qui me martyrisent les pieds. Mon cerveau n'arrête pas de fonc­tionner sur les sujets les plus divers, mon travail, ce que je vois, ce que je lis, ce que j'entends. Je suis sans rhumatismes, sans douleurs d'aucune sorte, bien mieux portant que dans ma jeu­nesse. J'ai gardé ma mémoire et ma vivacité d'élocution. Je n'ai aucun défaut d'haleine ni d'odeur corporelle. Je n'ai comme malheur que mon manque de dents. Hélas ! c'est quelque chose. C'est gravement quelque chose. Un autre malheur, c'est d'être devenu à certaines choses plus sensible que je ne l'ai jamais été. » (16.04.41)

« Quand je pense à mon père, je regrette, à un point que je ne peux dire, de n'avoir pas eu, de son vivant, cet intérêt qui m’est venu plus tard pour les visages et qui me fait ne pas quitter des yeux le visage de quelqu'un qui me parle, comme pour voir l'accord intérieur avec ce qu'il exprime. Quel souvenir plus vivant j'aurais de lui. » (06.01.42)

Evocation de son père, cf. 03.04.42.

Art de la description :
Les boulangeries, à Paris, sont le commerce dont les boutiques, en général, sont restées de bon goût, à l'ancienne mode, du temps des cafés blanc et or et sans musique assourdissante. Beaucoup, même, d'un très joli décor, aussi bien dans les peintures que dans la disposition des portes donnant dans les dépendances, ces portes souvent surmontées d'un petit chapiteau, soit demi-cintre, soit [double chevron], et flanqué de chaque côté d'une colonnette, et la caisse, dans une sorte de petite alcôve : boulangerie Marchais, rue Saint-Honoré. (16.09.42)

Description du marché de Clignancourt, cf. 21.09.42.

Il faut que je change le genre de ce Journal, - il est bien temps. Tout est toujours trop long. Ce sera assommant à lire. Je suis trop porté aux détails. Les faits suffiraient. J'y gagnerais d'avoir moins de mon temps pris à ce travail. Ce n'est pas la première fois que je pense à cela. Que de choses encore j'aurais dû laisser de côté. (13.10.42)

Je reconnais là l'homme de cabinet, ma nature profondément portée au retirement, mes habitudes, mes façons, mes goûts de vivre bourgeois, ma préfé­rence pour les compagnies de mêmes mœurs et peu nombreuses, au peu de goût que j'aurais : 1° pour le genre de vie de Galtier-Boissière, à connaître et fréquenter tant de gens, à être sans cesse avec eux en gueuletons et en parties de rigolade, et tout ce noc­tambulisme noceur auquel il se livrait avant la guerre ; 2° pour le genre d'existence quelque peu gouape de tous ces gens, hommes et femmes, aussi bien dans leurs moeurs que dans leurs façons extérieures et le genre de leurs propos débraillés et argotiques. Ils ont l'air, avec leur exubérance, leurs blagues, leurs histoires d'inter-coucheries, leurs échos d'une noce passée ou leurs projets d'une noce à venir, de s'amuser beaucoup, tous, hommes et femmes se tutoyant entre eux, mais je ne saurais dire à quel point je ne les trouve pas du tout drôles, ni amusants, et ne me ferai pas du tout plaisir de les fréquenter. Je suis là comme un provincial. (20.12.43)

Il [Maurice] me rappelle ce qu'ont été, au commencement de la guerre, les trois tentatives des Allemands pour aller débarquer en Angleterre, leurs pertes en hommes considérables, le sort affreux de ces malheureux. Les Anglais avaient installé dans la Manche un système (submergé) de barbelés dans lesquels les bateaux allemands se prenaient et dont ils ne pouvaient se dégager. La surface de l'eau était cou­verte de naphte. Par un autre dispositif, sans bouger de la côte anglaise, les Anglais y mettaient le feu. Bateaux, hommes, tout brûlait sur place. A chaque fois, pendant plusieurs jours, la mer rejetait sur la côte française des cadavres calcinés. Les mots manquent, devant de pareilles horreurs, de pareilles abominations. (31.12.43)

L’utopique :
A mon retour, sur la plate-forme de l'autobus, un soldat alle­mand, un pauvre diable à sa mine et à son accoutrement, rien des beaux et solides garçons que nous sommes habitués à voir. Ne parlant pas un mot de français. Ne sachant que présenter au conducteur un papier sur lequel était écrit : Porte d'Orléans. Autobus 94 bis. Terminus. Tous les voyageurs de la plate-forme se sont mis à essayer de le tirer d'affaire, à lui faire dire où il allait, pour lui indiquer où descendre. Il ne savait que répondre en allemand, en montrant son papier. Un nouveau voyageur mon­tait-il à un arrêt, le conducteur : « Vous ne sauriez pas l'allemand, par hasard ? Il y a là cet homme... » Je crois bien qu'il s'est trouvé, à la fin, un jeune homme, qui a pu échanger quelques mots avec lui. C'était touchant, tout de même. Je n'ai pu m'empê­cher de le dire au conducteur : « C'est très bien. C'est pourtant un « ennemi » et tout le monde cherche à le tirer d'affaire. »
J'ai dit aussi à un jeune homme placé tout près de moi : « C'est la plus grande barrière : la différence des langues. Si on parlait tous la même, quel moyen de s'entendre ! que de choses disparaî­traient ! » (16.01.44)

Mme Gould a une certaine distinction. Elle s'exprime fort bien. Aucune vul­garité de manières ni de ton. Goût parfait dans sa toilette. Ceci surtout : elle ne se coiffe ni ne s'habille à la mode : jupe longue et cheveux relevés en torsade sur la nuque comme autrefois. Juste­ment ce qui est son mérite à elle-même, qui a gardé ses cheveux intacts et se coiffe de la façon la plus prosaïque, tout comme elle porte ses robes à peine courtes. (12.03.44)

Nous sommes tous là comme des moules occupés de petites questions médiocres : ravitaillement, provisions de détresse, bombardements, alors que nous vivons peut-être une grande époque. Le débarquement des Anglais et Américains, les batailles de Normandie, la marche des premiers et le recul des « occupants » actuels sur Paris, lequel des deux belligérants l'em­portera, les suites de cette victoire. S'ajoutant à tout cela la petite guerre intestine qui se livre dans plusieurs régions de la France, les partis opposés qui n'attendent que l'occasion pour se casser la figure en grand, ce matin l'assassinat du ministre Philippe Hen­riot, tous les faits et circonstances de ce genre, certainement appe­lés à se multiplier et s’amplifier, nous sommes peut-être à la veille d'un équivalent, d'un approximatif de la Révolution française.
Des faits comme l'assassinat de ce Philippe Henriot, dans sa propre chambre à coucher, à son Ministère, en plein Paris, où les assassins ont pu entrer et monter sans trouver de résistance, ces faits déconcertent. Alors, cet homme, qui devait se savoir très menacé, que le gouvernement devait savoir très menacé, n'était pas mieux gardé ? Même étonnement pour ces camions transpor­tant des fonds publics, souvent plusieurs millions, une fois même, paraît-il, un milliard, avec deux hommes sur le siège, deux autres à l'intérieur, que des coquins, informés, arrêtent de force au pas­sage et vident de leur contenu. Sous l' Ancien Régime, de pareils transports étaient accompagnés d'une troupe d'hommes à cheval et armés. On semble, aujourd'hui, au contraire, favoriser la rapine, comme le crime, ou alors il y a des complices passifs de l'autre côté.
A côté de cela, ce contraste. Je passais hier boulevard Saint-Michel, devant le lycée Saint-Louis, transformé actuellement en une sorte de caserne de la Milice de Darnand pour la défense de l'ordre. A la grand'porte, de chaque côté, un milicien, - chacun un de ces visages ! beaucoup d'entre eux ne doivent pas valoir mieux que les « terroristes », - la mitraillette au poing, en posture de fonctionner. Ce côté-là aussi nous présage de jolies choses. Nous reverrons peut-être, comme en 93, les dénonciations à un parti, ou à l'autre, selon l'opinion du dénonciateur. (28.06.44)

Jour de marché, donc du monde dehors. Ce matin, dans les rues de Fontenay, quelques gens de la « Résistance », débraillés, les pieds nus dans des savates, vêtus seulement d'un pantalon et d'une chemise, avec des physionomies d'un genre ! - circulant la mitraillette en bandoulière. Il est tout de même inouï qu'on laisse ainsi circuler de pareils apaches armés. Un « coup de rouge » de trop, et on voit le travail.
(...)
Il paraît que quelques femmes, ce matin, au marché, trouvaient un peu excessif la punition qu'on a infligée hier publiquement à des femmes qui ont fait l'amour avec des soldats allemands. Elles regrettent peut-être de n'en avoir pas fait autant. (26.08.44)

Scène d’épuration :
Elles aussi furent saisies, injuriées, jetées à terre, frappées, leurs vêtements mis en loques. Une femme, dans la foule, à ce spectacle, se mit à crier : « Non, non, non, pas cela, pas cela !... » La foule se retourna contre, lui arracha la cocarde tricolore qu'elle portait à son corsage, la jeta à terre, la frappa, la traitant de Boche, la malheureuse ne pouvant se tirer des mains de ces sauvages, per­sonne ne protestant. S. dit qu'il est parti, n'en pouvant voir davantage, épouvanté, et écoeuré. (05.09.44)

C'est un peu comme une rentrée dans la littérature, cette collaboration à une des revues de ce moment, une rentrée que complé­tera la réapparition en librairie de mes deux volumes de chro­niques dramatiques. Nous allons voir s'il y aura des échos dans les journaux littéraires, et de quel genre, et de quel ton. Les Lettres françaises, par exemple.
Après cela ?... Ce Journal ?... Pas absolument besoin de talent. C'est un travail de scribe, d'enregistreur de faits, de propos, un travail de gazetier, de nouvelliste. De la mémoire, de l'observa­tion, de l'ordre dans l'esprit. Guère besoin de rien d'autre. (07.07.45)

Il y a en Corée des opérateurs de cinéma qui prennent des « vues » du mouvement des troupes, des débarquements, des combats, des bombardements par les aviateurs américains, des amas de morts et de blessés, des villes en flammes, toutes les habitations détruites, de vagues civils, hommes, femmes, enfants, réduits à la rue, cou­rant dans les décombres. On fait de tout cela des films, qui sont projetés dans les cinémas, au titre des Actualités. On en donne dans les cinémas à Paris, certainement aussi en province et dans le monde entier, et des gens vont voir ces tableaux de tueries, de massacres, de destructions, et nous avons vu, par les ruines de la Normandie, si les aviateurs, pour qui c'est du sport, s'y entendent. Ainsi la guerre est devenue une occasion de « spec­tacle », une sorte de théâtre, de récréation, etc. Ce n'est ni à l'honneur de la société actuelle, ni des gens, de quelques nations qu'ils soient, qui vont s'y récréer, ou c'est bien la démonstration que les hommes aiment la cruauté et le sang. (28.09.50)

Je suis passé dans la ruelle du lit, pour le voir dans son autre profit. Il a bien là, si on veut, selon l'expression courante, l'air de dormir. Tout de même, quelque chose s'y ajoute, de dur, d'ar­rêté, de fermé, que n'a pas l'expression du vrai sommeil. Je lui ai touché une main à plusieurs reprises. Curieux, cette dureté des chairs, ce froid glacial, tout provisoires. Je me demande si le même phénomène se produit à l'intérieur, pour le sang, par exemple. On reste là à se dire, surtout quand on a mon âge, qu'un jour on sera de même. Il vous en vient même, je l'ai éprouvé sur place, une certaine envie. Le fait est, si on gardait cette forme, cet aspect, - je l'ai déjà noté quelque part, - ce serait acceptable, après tout, même pas désagréable. C'est la suite qui est horrible, répugnante, l'affreuse décomposition, putréfaction. Vive le four crématoire ! (02.11.50)

Galerie de portraits

« Valéry est anti-dreyfusard aussi fortement que je suis dreyfusard. Il nous arrive de parler de « L'Affaire » dans nos pro­menades du soir. Nous nous heurtons en éclatant finalement de rire. Jamais nous n'avons eu le moindre mot ensemble à ce sujet, nos relations, notre réciproque cordialité ne s'en res­sentent en rien. Serait-il plus passionné que moi, à ce qu'il vient de me raconter ? » (04.09.97)

« Les journaux, ce matin, annoncent la mort de Mallarmé, hier, subitement, dans sa petite maison de Valvins. Celui-là fut mon maître, Quand je connus ses vers, ce fut pour moi une révélation, un prodigieux éblouissement, un reflet pénétrant de la beauté, mais en même temps qu'il me montra le vers amené à sa plus forte expression et perfection, il me découragea de la poésie, car je compris que rien ne valait que ses vers et que marcher dans cette voie, c'est-à-dire : imiter, ce serait peu digne et peu méritoire. Je me rappelle que j'en parlai à tous mes collègues de l'étude et que j'allai acheter chez Perrin un exemplaire de Vers et Prose pour chacun d'eux. Mal­larmé est vraiment le seul poète. Depuis que je l'ai lu, j'ai cette opinion. Comme poète, par l'expression, la quintessence de la forme, il est de beaucoup au-dessus de Hugo, et Verlaine, à côté de lui, n'est qu'un élégiaque. Les vers de Mallarmé sont une merveille inépuisable de rêve et de transparence.
C'est Mallarmé, je crois bien, qui décida de mes relations avec Valéry. Je l'avais jusqu'alors vu aux mardis du Mercure sans guère lui parler. Un mardi que j'allais au Mercure, j'entrai au bureau de tabac de la rue de Seine, entre la rue Saint-Sulpice et la rue Lobineau. Valéry en sortait. Il m'attendit et nous fîmes le chemin ensemble. Je ne sais plus ce qui l'amena à prononcer le nom de Baudelaire. Je lui répondis qu'il y avait un poète que je mettais bien au-dessus : Mallarmé. Depuis que je ne sais quelle sympathie me lie avec lui, nous en avons souvent parlé ensemble. Il devait même, un soir de cet hiver, m'emmener avec lui rue de Rome. Je n'aurai pas ce plaisir. J'avais projeté d'écrire sur Mallarmé un « Hommage au Poète ». Ce travail est encore à faire.
Mallarmé est mort. Il a enfoncé le cristal par le monstre insulté. Le cygne magnifique est enfin délivré.
Et quelle qualité : il était unique. » (10.09.98)

« M. France est certainement l'un des dix écrivains qui comptent à notre époque.
Je crois bien que ce que je préfère dans toute l’oeuvre de M. France, ce sont les études qu'on a écrites sur son auteur.
Si tous les écrivains avaient ressemblé à M. France, nous en serions encore à Homère.
Les plaisirs à trouver dans les livres de M. France sont selon l'érudition qu'on possède : à chaque page on retrouve des souvenirs de ses lectures.
Au fond, il n'est qu'un Joseph Prudhomme qui discourt sans cesse... à propos de tout et de rien.
Intelligent, oui... mais la sensibilité supérieure à l'intelligence.
Etre un grand écrivain, n'est-ce pas créer ou avoir créé une façon de sentir, et, par suite, une façon de penser ?
Et presque sûrement ce ne sera point le fait de M. France. L'insupportable agacement de ses citations.
Cet un peu vulgaire Jérôme Coignard.
Certes, M. France est un grand littérateur, mais un grand écrivain ?...
D'ailleurs, qu'est-ce, vraiment, qu'un grand écrivain ? Quand on songe qu'on dit : un grand écrivain, de ce pauvre Flaubert, qui ne fut qu'un ouvrier de style, - encore que ce style soit d'une uniformité désespérante et glacée, - sans intelligence ni sensibilité.
Il n'est pas une phrase parfaite de M. France qui donne autant d'émotion que la moindre phrase sèche, écrite sans souci, de ce tendre et troublant Stendhal. » (18.03.01)

« Il me donne raison de dire que Flaubert a donné naissance à toute une catégorie d'écrivains détestables. Je lui disais que Flaubert, par influence, avait amené certains individus à croire qu'il suffisait de suer trois jours sur une phrase pour être un écrivain. Puis il me parle des influences que lui-même a subies, tombant juste avec ce que je pensais : Platon, quatre pages du Banquet, Daniel de Foë, Poe, énormément, Flaubert, dans les commencements, jusque, non compris, Spicilège. » (23.02.04)

« Depuis que je dois écrire une étude sur lui, pour le Mercure, Schwob ne me lâche plus. Je le disais l'autre jour à Vallette. Il s'étale à mes yeux, brille, parle, fait le beau (littérairement), se raconte. Je ne m'amuse pas toujours, parce que je n'ai pas toujours quelque chose à dire. Je ne puis croire non plus que ma conversation puisse intéresser Schwob. Il a beau m'accabler de gentillesses, être avec moi un véritable ami. Ce n'est que de la gentillesse, de l'amitié. Je sais bien que je ne suis pas dis­trayant. J'ai trop l'habitude du monologue intérieur, même en société. Il y a quelque chose de La Rochefoucauld là-dessus : « On s'ennuie presque toujours avec ceux que l'on ennuie. »
Schwob me disait ce soir qu'un de ses meilleurs contes, selon lui, est celui intitulé : La Peste.
Il me parle du grand rôle, chez lui, de l'inconscient. Quand il se met devant sa feuille de papier, il ne sait pas trop ce qu'il va écrire. Un état d'excitation tout à fait particulier. Puis, un mot, une image visuelle, lui viennent. Tout un conte fait avec cela.
Je n'y crois guère. Il donne, au contraire, à le lire, l'impres­sion d'une constante construction consciente, je suis tenté de dire : fabrication, avec une grande activité cérébrale. » (11.03.04)

Mort d’Hugues Rebell
« Je le répète : cela, cette mort, dans le mystère, le vice, et la pauvreté, je la trouve plein d'une sorte de beauté. Presque la même mort qu'Oscar Wilde, un autre dandy aussi, un autre encore de ceux qui vivent en marge de la société, les meilleurs, les plus doués, les plus intéressants. Aucune pose de ma part ici : je suis vraiment, au plus profond de mon esprit, séduit, conquis, ému par le relief que comportent de tels individus, de telles existences.
Je veux noter tout de suite quelques anecdotes que j'ai entendues ce soir sur Rebell.
A une époque, il avait une collection de femmes chez lui. Donc, aucune tranquillité d'esprit. Alors, quand il avait à travailler, sans prévenir, il s'en allait habiter, le temps qu'il lui fallait, une chambre d'hôtel chez Foyot, dont il ne sortait pas, où personne ne le savait que son éditeur, et sous un faux nom. Il avait le goût du mystère, et souvent il lui arrivait de s'évader, de fuir ses amitiés, ses relations, etc...
J'ai dit qu'il était excessivement pervers. Ainsi, il avait une chatte. Il s'était mis à la masturber. Si bien qu'à la fin, cette chatte ne le quittait plus. Cela alla bien quelque temps, puis cela assomma Rebell. La chatte n'en était pas moins exigeante. Ce fut alors le valet de chambre qui dut s'occuper d'elle. Quand elle se montrait amoureuse, Rebell appelait le valet de cham­bre : « Jean, lui disait-il, masturbez la chatte » tout comme il aurait dit : « Jean, donnez-moi mon chapeau. » Et le domestique remplissait son office, avec un crayon taillé soigneusement à cet effet.
II parait qu'il avait été ruiné en partie par suite des vols de son domestique. (...)
Ce que cet homme a dû souffrir, depuis quelques années. Il faut laisser les imbéciles dire que c'était de sa faute.
La médiocrité, la platitude, et d'esprit, et d'existence, emplissent la vie. De tels individus nous donnent l'occasion de nous en rendre vivement compte et de nous secouer un peu. » (16.03.05)

« Aujourd'hui, au Mercure, Van Bever m'a donné à lire un article qu'il a écrit sur Van Gogh, pour avoir mon avis. Je n'ai pas eu à chercher des détours. Cet article est très bien, il est même très beau par endroits, avec des réflexions qu'on retient, et une certaine sobriété de style, rare, très rare chez Van Bever. Je n'ai pas pu m'empêcher de lire jusqu'au bout, sans rien sauter. N'est-ce pas le meilleur éloge qu'on puisse faire ? Van Bever a vraiment un beau cerveau d'artiste, et il sent vraiment ce qui est beau, et d'une beauté vraie, c'est-à-dire pas courante, pas routinière, la beauté-mère pour ainsi dire, celle qui peut fournir à tout à un art. » (24.03.05)

Schwob mort, lien avec Rémy de Gourmont :
« Je songeais en rentrant chez moi combien, tout de suite, je me suis trouvé à l'aise avec Gourmont, parlant selon mon idée, disant mes idées, au hasard de l'improvisation, sans rien d'emprunté, de réticent, d'hésitant, de timide. Je n'avais jamais pu y arriver avec Schwob, même après deux ans de fré­quentation. II y a là un fait qui m'intéresse. Je ne sais pas ce que Schwob pensait de moi, quand je parlais si peu, quand je disais si peu de choses. Avec Gourmont, aucune gêne, j'ai tous mes moyens, et j'ai senti souvent que je l'intéresse. » (26.08.05)

« Fini, bien fini, ce pauvre Jarry. Malade, détraqué par les privations, l'alcoolisme et la mastur­bation, incapable de gagner sa vie en aucune façon, ni avec un emploi, ni par une collaboration quelconque à un journal. On l'avait fait entrer il y a deux ou trois ans au Figaro il ne faisait rien, ou ce qu'il faisait était illisible. Couvert de dettes et déjà un peu fou, il y a un an on avait organisé au Mercure la publication, à tirage restreint et très cher, d'un mince ouvrage de lui. Cela lui avait fourni, toutes ses dettes payées, environ un billet de huit cents à mille francs. Il a tout mangé à boire, à courir les cafés, si bien qu'aujourd'hui, fourbu et fichu, il se résigne à repartir chez sa sœur. » (23.01.07)

« Ce Coppée est décidément un homme sympathique. Je ne suis pas fou, fou de sa littérature, gâtée, aux plus beaux endroits, par un couplet vulgaire et concierge en diable, mais au moins, il n'a vécu que pour les lettres, simple et généreux, tout le monde le sait. » (08.03.07)

« C'est souvent le procédé de Gourmont, de prendre ainsi des documents sans indiquer leur source, de tronquer des textes, de relier les morceaux par des phrases de son cru, sans indiquer l'interruption, Un beau jour, cela lui attirerait une critique bien sentie, que je n'en serais pas autrement étonné. Le mot que lui disait en riant, l'autre soir, Van Bever, et qu'il a pris en riant, est tout à fait de circonstance... « Vous êtes comme ce normand qui trouve une corde sur la route, la ramasse et l'em­porte, en même temps que la vache qu'elle tient. Quand on vient réclamer : Ben quoi, qu'est-ce que c'est ? Je trouve une corde. Je la ramasse ! C'est-y de ma faute s'il y a une vache au bout ? » (30.01.08)

« Avant qu'il y écrivit, Gourmont trouvait Le Matin un journal de chantage et ses rédacteurs bien appropriés. Maintenant qu'il y a écrit, même une seule fois, le voilà influencé. Il a vu un journaliste, il a causé avec lui, et sans plus réfléchir, il l'amènerait très bien au Mercure, quitte à en dire pis que pendre dans un mois, et à laisser Vallette se débrouiller tout seul avec le monsieur qui, ayant un pied dans la maison, voudrait certainement e~ prendre deux. Cela s'est passé pour Bloy. C'est Gourmont qui l'a amené au Mercure. Il s'est ensuite brouillé avec lui et Vallette nous disait qu'il lui avait fallu toute sa prudence, étant donné l'homme qu'est Bloy, pour ne pas avoir avec lui des ennuis du diable. » (01.04.08)

Truculence de Léautaud qui nous parle d’un certain Nicolardot et d’une caractéristique de son logement.
« Nicolardot avait logé précédemment dans une chambre où il fallait passer par les cabinets de la maison pour y arriver. On ouvrait d'abord une porte. C'étaient les cabinets. On trouvait une autre porte, qui donnait chez Nicolardot. On voit d'ici l'introduction des gens qui venaient le voir. « Entrez donc, cher Monsieur ! » C'est peut-être l'anecdote la plus comi­que. Je n'ai pu me retenir d'éclater de rire en l'écoutant.
Un autre trait, d'un genre moins plaisant, est celui-ci. Nico­lardot avait quelque chose comme une descente d'intestins. Quand il allait à la selle, ils lui sortaient quelque peu par l'anus, sans qu'il s'en trouvât autrement embarrassé. Il les rentrait simplement avec le doigt, et vous donnait ensuite une poignée de main. » (29.04.08)

Rare entrevue Bloy-Léautaud notée :
« Léon Bloy est venu ce matin au Mercure, pour voir la vente de son nouveau livre : Celle qui pleure (N.-D. de la Salette.) C'est un curieux bonhomme, féroce et gouailleur le plus placidement du monde. J'ai noté quelques propos, pendant qu'il parlait. II ne s'en doutait certai­nement pas.
II y avait dans Le Gaulois un article de Bourget, sur je ne sais quel bas-bleu américain. En attendant d'entrer chez Vallette, Bloy se mit à le parcourir. Morisse revenant s'asseoir à son bureau, Bloy posa le journal : « J'essaie de lire un article de Paul Bourget. Je ne peux pas y arriver... Les hommes illustres sont décidément inintelligibles. »
Morisse lui demanda : « Eh ! bien, M. Bloy, vous n'irez pas peu à la campagne, cet été ?... - Comment, répliqua Bloy, je ne suis pas propriétaire, je n'ai pas de villa... Où irais-je ?... Mon concierge ira peut-être aux bains de mer... Moi, je ne peux pas y aller... - On pourrait vous inviter » reprit Morisse. Alors, Bloy : « Si j'avais de l'aplomb, j'irais à La Salette. Je leur dirais : « J'ai assez fait pour vous. Je ne paie pas. » Ils me recevraient à quatre pattes, à plat ventre. C'est un prêtre que j'ai rencontré hier qui m'a dit cela. Ils ont une peur bleue. Je les ai terrifiés. C'est à la lettre. Une frousse énorme. Vous comprenez ? Ils ont peur qu'il y ait une suite... Les chapelains de La Salette sont ses pires ennemis. Ce sont des poux dessus. L'évêque est une canaille. Comme tous les évêques d'aujourd'hui. » (01.07.08)

Enthousiasmé par les Mémoires de Saint-Simon :
« J'ai terminé aujourd'hui la correction des 384 placards du Saint-Simon (Plus belles Pages). Je ne connaissais qu'à peine, et quelques pages, les Mémoires de Saint-Simon. Si abrégé que soit le choix du Mercure, un choix qui doit être parfait, étant donné le talent et l'intelligence de Barthélemy pour ces choses, ma lecture, par la correction de ces placards, a été un plaisir grandissant au fur et à mesure, à ce point que j'ai senti le regret, à de nombreuses reprises, pour tel ou tel passage écourté, interrompu. J'aurais voulu avoir près de moi l'ou­vrage complet, pour connaître la suite. Un jour que j'aurai 50 francs à dépenser, il faudra que je l'achète. Je me suis pris à cette lecture, et c'est une folie dont je suis tout heureux, d'une grande sympathie, d'une sorte d'attachement même, pour ce curieux bonhomme, au fond peut-être pas très bon, que dut être Saint-Simon, avec sa promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes, « perçant de ses regards clandestins chaque physionomie », surveillant, guettant, étudiant le ressort de tout, choses, gens, événements, mettant tout cela si passionnément, si véridiquement, avec tant de relief, sur le papier, au point qu'on croit lire un récit d'hier et voir les gens debout et vivants. C'est vraiment là un de mes hommes « jamais sujet académique », jamais « discoureur régulier » (Taine). « Ecrivant sur des choses personnelles et intimes, uniquement occupé à conserver ses souvenirs, à se faire plaisir » (Taine). Oui, un de mes hommes, pour lequel je donnerais beaucoup de poètes et de romanciers, même parmi les meilleurs et les plus renommés. J'aurais vécu de son temps, ou il vivrait du mien (mais aurait-il autant de choses à voir et à entendre, à retenir et à rapporter ?) que j'aurais eu un grand plaisir à être à lui, en quelque sorte, à lui servir d'aide, d'espion même, à écouter aux portes pour lui, à lui fournir, pour ma part et par mes moyens, mon lot de maté­riaux pour ses Mémoires, même mon nom n 'y devant pas paraître, pour la seule jouissance immédiate, rien que pour ma part de la volupté qu'il devait trouver dans cette occu­pation à laquelle il avait voué, dès sa jeunesse, toute son existence. Vraiment, il y a là quelque chose qui me ressemble, pour que cela me touche si profondément, si intellectuelle­ment. Une pareille lecture, je sens toute mon ardeur d'homme de lettres ravivée et doublée. Je crois y trouver une sorte de preuve que je ne suis fait, comme écrivain, ce que j'ai sou­vent pensé et senti très vivement, et ce dans quoi m'a toujours confirmé le plaisir que j'y trouve, que pour les anecdotes, les historiettes, les faits, les «mots », la partie intime, indiscrète, clandestine, de la littérature. » (20.08.08)

« Louis Bertrand est venu cette après-midi voir Vallette au sujet du volume sur Flaubert qu'il doit publier au Mercure. Il avait pensé le corser avec des lettres de Maupassant à Flau­bert. Devant les choses qu'elles contiennent, il a dû y renoncer. Il les a fait lire à Vallette, qui nous en a parlé après son départ, disant qu'il n'avait pas du tout perdu son temps à cette lecture. Ces lettres sont curieuses en ce sens qu'elles montrent bien chez Maupassant un érotomane consommé, l'obsession des choses sexuelles. Il y a, paraît-il, une longue lettre qui débute ainsi, ou a peu près :
« Vous voulez que je vous écrive une longue lettre. Eh ! bien, aujourd'hui, nous parlerons du cul... » Dans une autre, il y a ceci, qui touche vraiment à la maladie : « Je sens le con. J'ai beau être propre, prendre des bains, je sens le con, et tous les gens qui passent à côté de moi bandent. »
Ailleurs, il exprime ce voeu à Flaubert « que toutes ces his­toires le fassent bien bander ». Il y a aussi une longue lettre dans laquelle il parle à Flaubert de deux jeunes étrangères avec qui il couche. Elles ne connaissent pas un mot de fran­çais, lui pas un mot de leur langue. Ils n'ont que des signes pour se comprendre. Maupassant explique les siens : « Je leur montre ma langue, ma queue, mon doigt. » Il n'a qu'une préoc­cupation, celle d'arriver à coucher avec toutes les deux à la fois. » (01.10.08)

« Albert, arrivant à midi au Mercure, nous apporte cette nouvelle des Débats, Mendès mort cette nuit, en gare de Saint-Germain, au moment où il rentrait. Accident ? Maladie ? On ne sait au juste. Il faut attendre le premier journal du soir. C'est tout de même une personnalité qui disparaît. L’oeuvre, on n'en saurait trop quoi dire. Très grande, vaste et variée, mais déjà bien du déchet et il n'en restera probable­ment pas grand'chose. L'homme était curieux, et sa vie curieuse aussi. Près de cinquante ans de vie littéraire, parti de Théophile Gautier pour aboutir à aujourd'hui. Une grande activité, une grande curiosité, une grande souplesse intellectuelle et phy­sique, restées les mêmes. La vie d'un bohème ! Vallette disait ce matin que tout l'avoir de Mendès aurait pu tenir dans une valise. Il y a aussi une phrase de Gourmont, dans un Épilogue : « Cet homme aura passé sa vie à courtiser la gloire sans jamais réussir à coucher avec. » N'importe ! Une vie intéressante, et autrement intéressante que nos existences popotes. Il a tout raté littérairement, c'est entendu. C'est encore une beauté, la beauté de l'ironie, du ratage, du grand effort, du grand labeur aboutissant à rien. Tout de même, il a aimé vraiment les lettres, par-dessus tous les échecs, par-dessus toutes les nouveautés qui le vieillissaient chaque fois un peu plus. Ce qu'il a dû voir de choses, de gens, et tout ce qu'il me semble que j'en aurais tiré à sa place. C'était un artiste, un poète lyrique. Ces gens-là ne savent rien faire de la vie. Il n 'y aurait pas une page de Mémoires de Mendès que je n'en serais pas étonné. » (08.02.09)

« Jules Claretie est mort. Presque à la veille de son départ de la Comédie, départ qui l'avait beaucoup affecté, a-t-on dit, bien sûr qu'il avait été, en offrant sa démis­sion, qu'on ne l'accepterait pas. Il n'écrira pas ses Mémoires de ma vie. Cela fera quelques mauvais livres en moins. J'avais prévu que ce serait sans intérêt, un style et des aperçus les plus mous. Les deux premiers feuilletons m'ont donné raison. C'est illisible et j'avais déjà renoncé à poursuivre, perdu toute curiosité. (...) Pour en revenir à Claretie, cet homme n'aura pas eu, en tout cas, à se plaindre de la vie. Il aura eu de la chance, ayant certes travaillé beaucoup, et c'est le seul côté, cette activité, par lequel il m'intéressait. Combien de gens ont publié beau­coup moins de mauvais livres qui n'en ont pas été si bien récompensés. (...)
Je n'ai pas la préoccupation de la postérité, il y a quelque chose de pitoyable à voir une production si considérable, celle de Claretie, et de songer qu'il n'en restera pour ainsi dire rien. Je ne vois pas qu'on y puisse venir puiser des documents ou un plaisir de lecture dans cent ans, par exemple. C'est trop délayé, plein de fadeurs, trop neutre, le souci beaucoup plus d'être aimable que d'être véridique. C'est partout le ton de ce qu'on appelait vers 1880 la Chronique, c'est-à-dire l'art d'écrire deux colonnes sur rien du tout. Ce genre d'écrit est déjà impos­sible à relire aujourd'hui. » (23.12.13)

Les contrastes du jugement :
« Le Matin annonce le décoration de Vallette, chevalier de la Légion d'honneur. Voilà, je crois, une croix qui ne fera grogner personne, tant elle est méritée, et même, un petit peu tardive. » (15.01.14)

« J'ai encore appris aujourd'hui à connaître les hommes, et peu favorablement. Histoire Morisse, moi et Vallette. Vallette faux bonhomme, tout en se croyant, j'en suis certain, l'homme le plus juste et le plus droit. » (11.06.14)

« Je continue à perdre mes illusions sur Vallette. (...) J'aurais vite fait de jeter mon tablier à la figure de cet excellent Vallette, vrai marchand de papier imprimé, et rien de plus. (...)Il faudra bien que je trouve le moyen de lui en parler, quitte à le voir se mettre en colère et frapper des poings sur la table. C'est fini, la légende de l'homme juste, équitable, soucieux de traiter tout le monde également. 16.06.14)

« Mobilisation. - Gourmont est en vacances à Coutances comme chaque année à cette époque. Il a vu là-bas les affaire­ments de la mobilisation, les départs, les séparations, la fièvre civique. Il a écrit à Vallette. Dans sa lettre, ce mot : « C'est tout de même beau, la solidarité. » Lui, le contempteur, le soli­taire, l'homme sans parti, le contradicteur perpétuel, le voilà qui célèbre la solidarité. La Solidarité ! Il oublie la contrainte, la force, la « potence » en cas de refus. » (juillet 1914)

« Gourmont a renié Le Joujou patriotisme. Je lis cela dans L’Action française et L’Echo de Paris, qui fêtent le retour de l'enfant prodigue. Je préfère ne pas aller le voir. Je ne pourrais me retenir de lui dire ce que je pense de ce reniement, quand cet article n'a justement jamais été mieux de circonstance.
Au moment que cet article (Le Joujou patriotisme) prend toute sa valeur, est plus que jamais d'actualité, il le renie, il cède, il croit, il rentre dans le troupeau, il pense comme le pre­mier venu. Tout son dédain, sa méfiance, son scepticisme, son mépris, n'étaient que façade, jeu d'esprit. Ce n'était pas lui pour de bon. Lui pour de bon, c'est ce qu'il se montre aujour­d'hui. « Le jour du cataclysme, a-t-il écrit quelque part, je cite de mémoire, je monterai à l'écart sur une éminence pour jouir en paix du spectacle. » Le cataclysme est venu. Il n'a plus eu qu'une âme de modeste patriote. » (Fin 1914)

« A mon arrivée ce matin au Mercure, Vallette m'apprend la mort d'Apollinaire, survenue samedi dernier, avant-hier, à six heures du soir, après environ une semaine de mauvaise santé. Grippe intestinale compliquée de congestion pulmonaire. J'ai été atterré. Je perds un ami que j'adorais comme homme et comme écrivain. Il était destiné à devenir quelqu'un. J'avais vu tout de suite en lui le vrai poète, extrêmement particulier, évocateur, avec la Chanson du Mal Aimé, que je fis prendre au Mercure, sans la lecture habi­tuelle, il y a quelques années. Je l'avais rencontré la veille au soir, boulevard Montparnasse, en promenant mes chiens. Nom­breux allers et retours ensemble. Je lui avais demandé pourquoi il n'envoyait rien au Mercure. Il m'avait répondu qu'il y avait longtemps qu'il avait envoyé des vers, mais n'en avait pas de nouvelles. Le lendemain matin j'avais le plaisir de lui en donner. J'ai dû noter cela à l'époque. Il y a cinq ou six jours, nous en parlions encore et il reconnaissait que je n'avais pas attendu qu'il eût une petite réputation pour reconnaître son grand talent. » (11.11.18)

« Mieux, Mme Bloy va publier un nouveau volume du Journal de Bloy : La Porte des Humbles. Elle l'a soigneusement expurgé de toutes les épithètes trop vives. Par exemple, où il y avait : « cette canaille de Viviani », on ne lira plus que Viviani tout court. Toutes les veuves procèdent ainsi et Mme Bloy remplira ce rôle encore mieux que toute autre, attendu qu'elle est poussée par le désir de ménager des relations à sa mendicité, qu'elle a si bien apprise de son mari. » (Septembre 1920)

« Il fut un temps que Proust avait jour et nuit un taxi à sa porte, à sa disposition s'il lui prenait la fantaisie de sortir. Il lui arrivait souvent de sortir la nuit, de se faire conduire à la porte d'un bordel. Il priait alors le chauffeur d'aller chercher la patronne. Celle-ci arrivée, il lui demandait de lui envoyer deux ou trois femmes. Il les faisait alors asseoir avec lui dans le taxi, buvant du lait et leur en offrant et passait ainsi quelques heures à parler avec elles de l'amour, de la mort ou de sujets du même genre.
Il a horreur des odeurs. Si un ami vient le voir qui ait sur lui le moindre parfum, il appelle sa bonne : « Prenez le mouchoir de monsieur dans sa poche et emportez-le. » - Et à l'ami : « Ne craignez rien. Vous le retrouverez en partant. »
Un jour, il dit aussi à un ami qui avait passé précédemment un long moment chez lui : « Figurez-vous qu'il a fallu mettre pendant trois jours dans la cour le fauteuil sur lequel vous vous êtes assis. Il gardait votre parfum. C'était à ne pas tenir. »
Il paraît qu'il a un grand amour pour les bonnes et que ce sont ses seules amours. Il écrit souvent à des gens pour leur demander de lui faire faire connaissance avec telle ou telle bonne qu'il a remarquée chez telles ou telles personnes. » (18.10.21)

Analyse de Léautaud :
« Comment Gide a-t-il pu se méprendre à ce point ? Je n'en reviens pas. La phrase en question s'applique si peu à lui ! « Spontanéité dans l'expression » alors qu'il doit tant travailler pour écrire, que cela se sent si bien chez lui, et qu'il laisse voir tant d'envie pour les gens qui écrivent spontanément, il me l'a témoigné plus d'une fois sans le vouloir. « Liberté morale la plus complète » alors qu'il est sans cesse embarrassé dans des questions de conscience, de la peur du péché et qu'il n'a pas une hardiesse sans en montrer aussitôt de la contrition. Il sait mon goût pour Stendhal et il ne l'a pas reconnu dans cette phrase et il s'y est reconnu, lui ! C'est prodigieux. C'est bien comique aussi. Et cette façon caressante, chatte, enveloppante, de me parler de cela, et de me remercier, avec un geste et cette voix qui ne sont qu'à lui. Quelle jolie scène de la vie littéraire. » (30.01.22)

« Le physique compte chez un homme et on ne peut pas être un poète de talent avec le physique d'Ernest Prévost, qui a le visage d'un comptable d'hospice de vieillards. » (29.07.22)

Sur Dumur :
« J'ai dit à Pioch que la hardiesse des gens comme Dumur et l'effet des choses mensongères qu'ils écrivent sont faits du silence des gens qu'il calomnie, qu'à sa place, je lui répondrais, au contraire, mais sans colère, sans indignation, en me moquant de lui, en le tournant en ridicule. Cela est on ne peut plus facile. Ce Suisse qui fait du patriotisme français pire qu'un Français, cet ancien internationaliste qui est devenu nationaliste jusqu'à la haine, ce protestant qui écrit des romans pleins de passages presque pornographiques, il y a de quoi amuser et faire rire toute la galerie, d'autant plus que Dumur n'a aucun esprit et sera bien empêché de répondre de la même encre. Pioch m'a quitté en me disant qu'il allait en parler avec ses amis - car il n'est pas le seul pris à partie par Dumur - et réfléchir. » (8.11.22)

Sur Proust :
« Reçu ce matin le numéro de la Nouvelle Revue française consacré dans son entier à Marcel Proust. J'en ai lu la moitié ce soir, au lieu de travailler à ma chronique. Hélas ! et Dieu sait si je suis déjà en retard sur ce point. C'est un très beau numéro et fort intéressant. On a là presque toute l'histoire de Proust, toute l'histoire de l'écrivain. C'est très attachant. Je ne fais qu'y penser. Rien n'est passionnant, à mon avis, comme ces explications d'un mécanisme littéraire, de la formation d'un esprit d'écrivain. Le numéro contient des reproductions de pages de manuscrit. C'est très curieux, avec ces multiples correc­tions, ces ajoutés très fournis. Proust devait écrire vite, d'un jet, et ensuite, en relisant, ou sur épreuves, mille choses lui venaient encore, ou un texte tout différent. Je n'ai jamais rien lu de Proust. On donne dans ce numéro deux chapitres pris dans ces livres. Certes, ce n'est pas ce qu'on lit tous les jours. C'est de l'analyse extrêmement fouillée et abstraite, les mille nuances et ressorts des sentiments et des pensées. Cela ne m'attache pas pourtant. Au moins à en juger sur ces deux morceaux, c'est un peu trop le monologue d'un homme replié sur lui-même qui se parle à voix basse. Malgré la fantaisie, le comique qui apparaissent quelquefois, cela semble uniforme en diable, mais on ne peut juger sur deux extraits. Le numéro est rédigé par des amis autant que par des écrivains. Madame de Noailles écrit une fois de plus pour ne rien dire. Barrès ne semble pas s'être douté de la valeur de Proust et se rattrape en répétant un mot de Rosny aîné qui indique chez celui-ci une grande curiosité pour tout ce qui s'écrit. L'hommage d'un groupe d'écrivains anglais est d'un ton qui fait qu'on ressent une certaine émotion à le lire. Je vois ailleurs que Proust aurait été très influencé par les théories de Bergson et je me rappelle le mot d'Anatole France que « Bergson aura abruti toute une génération ». L'article de Fernand Gregh est péné­trant d'intelligence. Jacques Blanche est amusant, j'ai comme idée qu'il a dû prendre modèle sur les livres de Proust pour sa Jeunesse de Georges Aymeris, sans y réussir. L'article de Gaston Gallimard n'est pas mal du tout, simple et précis. Je ne me doutais pas qu'il pouvait écrire de cette façon. Gide paraît n'avoir lu de Proust que Les Plaisirs et les Jours. Il rapproche Proust de Valéry, en confessant leur dissemblance et leur mutuelle incapacité de se comprendre. Voilà un bon point de plus pour Proust. La note comique est donnée par ce pauvre Henri Ghéon, qui fait le curé, en imitant la façon de s'exprimer de Gide, et qui se joint à cet autre bigot de Fran­çois Mauriac pour déplorer, jusqu'à être déchiré par ce trait, que la dernière pensée de Proust ait été pour la littérature et pour elle seule. Ces niais ne voient pas que cela le grandit. » (08.01.23)

« Je parlais ce matin à Vallette de cette influence indéniable de Gide, et je lui disais qu'il n'en est pas de même de Gourmont. Gourmont n'exerce aucune influence. On l'apprécie, on le lit, mais rien de plus. Vallette n'avait pas l'air d'être de mon avis. Il reconnaît la grande influence de Gide, mais dit que les jeunes gens viennent aussi à Gourmont. Je veux bien, mais sans montrer cette influence qu'ils montrent sur eux de Gide et de ses livres ; On pourrait expliquer cela en disant que Gourmont est surtout tout intelligence. On n'imite pas l'intelligence, les idées. On les a ou on ne les a pas. Tandis que la sensibilité agit davantage et peut au moins être imitée. » (07.02.23)

« Il y avait là Hirsch en conversation sur des histoires de pédérastie. Il racontait notamment qu'un jour il avait entendu Oscar Wilde dire de très belles choses sur l'amour des hommes entre eux, évoquant la Grèce, disant de très belles choses enfin, à en croire Hirsch. Le soir, Hirsch avec un ami passe boulevard Saint-Germain et qui voit-il, à la terrasse d'un café : Wilde assis et tenant par la taille un caporal d'infanterie de marine. « Nous avons été scandalisés », ajoute Hirsch. La niaiserie de ce mot m'a agacé. « Qu'est-ce que vous trouvez là de scandaleux, lui ai-je demandé. Qu'est-ce que vous pouvez trouver de scandaleux à ce qu'un homme couche avec un autre homme. Dites que cela est répu­gnant, dégoûtant, si vous voulez. Scandaleux ! Tout est possible dans les affaires sexuelles. Je n'ai certes aucun goût pour la pédérastie masculine, mais quant à trouver cela scandaleux, non. Songez qu'il y a des femmes qui trouvent scandaleux qu'on puisse faire une certaine caresse à un homme, qu'il y a des gens qui trouvent scandaleux qu'on puisse faire minette à une femme, qu'il y a des femmes qui se trouveraient presque désho­norées si elles touchaient la verge de leur mari ou la regardaient. Tout cela est de la morale la plus bête. Il n'y arien dans tout cela de scandaleux. Les gens prennent leur plaisir d'une façon, les autres d'une autre. Dites que vous ne partagez pas ces goûts, voilà tout. Scandaleux ! Il n’y a jamais rien de scandaleux dans ce domaine, pas plus que dans un aucun autre, je crois bien. » (10.04.23)

« Ce matin, dans le bureau de Vallette, Rachilde parlait de Rosny aîné. Je me mets à dire : « C'est un niais, cet homme. Cette manie qu'il a de tout présider. Il ne peut pas se fonder une association de trois ou quatre jeunes gens sans qu'il en accepte la présidence et aille y discourir.»
Rachilde me réplique : « C'est bien mieux qu'un niais. C'est un fourbe de la plus belle espèce. » (25.05.23)

Sur les NL :
« Un trio bien amusant, c'est celui que forment Maurice Martin du Gard et Jacques Guenne et Frédéric Lefèvre. Maurice Martin du Gard est le jeune homme du monde, élégant, distant, arriviste, intelligent et diplomatique. Jacques Guenne est le fils de commerçants qui veut se hausser à la littérature. Frédéric Lefèvre est le paysan dégrossi, qui s'instruit, bûcheur, rusé et matois, ambitieux, solide, un peu brutal, bien décidé à se faire sa place au soleil à force de travail et d'adresse. Des trois, en réalité, le plus vivant, et dégagé de bien des niaiseries litté­raires de la jeunesse. Se trouve-t-on à bavarder avec tous les trois, Martin du Gard et Jacques Guenne réunis en leurs qualités de directeurs et Lefèvre de son côté humble rédacteur en chef, Maurice Martin du Gard fait la moue discrètement à tout ce que dit Lefèvre, « ce paysan » et Lefèvre de son côté, cligne mali­cieusement de l’oeil à Sur Aragon :
« Vu aujourd'hui pour la deuxième fois à l'imprimerie des Nouvelles littéraires, Louis Aragon, joli garçon, délicieux, charmant, un joli visage, un sourire délicieux, si joli visage qu'on en est un peu... troublé et que les sentiments seraient bien curieux à l'avoir pour ami. » (16.07.25)

Sur Mauclair :
« Je voudrais que Mauclair s'en prenne à moi d'une façon ou d'une autre. Je le rentrerais... Ecrivain de carton, plat imitateur de tous les genres, toujours du parti qu'il croit être le parti qui tient la corde, et jouant extérieurement au pur écrivain, désintéressé, dédaigneux, etc., etc... Il est d'un comique ! » (16.07.25)

Tout ce que disent les deux autres, « ces deux enculés ». Rien que ce spectacle vaut la peine qu'on aille bavarder avec eux trois au journal. (09.11.23)

Sur Duhamel :
« (...) Lefèvre me demande ce que je pense de Duhamel. Je lui dis qu'il me fait rire souvent avec son évangélisation nouvelle manière, cet ensei­gnement consolateur qu'il prodigue aux gens et qui tient tout entier dans cette phrase qu'il a écrite quelque part : « Quand vous serez malheureux, regardez une rivière couler, ou un bel arbre étendre sa ramure. Vous oublierez vos peines aussitôt. Je vous assure que j'ai éprouvé maintes fois pour mon compte ce réconfort... » Je disais à Lefèvre : « C'est pouffant, c'est du bourrage de crâne évangélique. Il faut apprendre au contraire aux malheureux qu'ils pourraient être heureux. Il faut les réveiller avec de l'ironie, avec des sarcasmes. Il faut leur montrer leur duperie. » (28.05.25)

Sur Colette :
« Quand j'ai dit mon âge, Colette m'a dit : « Vous dites cin­quante-trois ans ? Vous êtes mon aîné d'une année. Cinquante-deux, moi. » Je lui ai répliqué : « Je suis votre aîné encore plus que par l'âge... » Elle m'a regardé avec un air interrogatif. J'ai ajouté : « Je n'ai pas... je n'ai pas votre bel aspect. »
Elle est en effet encore fort jolie, - et jolie n'est pas le mot. Ce qu'il faudrait dire c'est qu'elle respire la volupté, l'amour, la passion, la sensualité, avec un grand fond de mélancolie qu'on devine bien. » (16.06.25)

« Vallette lui non plus n'a pas bougé de ce que l'a fait la guerre. Toujours féroce, toujours une haine forcenée de l’Allemagne. Il ne rate pas une occasion de l'exprimer. Son visage s'échauffe, ses lèvres tremblent, ses poings menacent. Il en arrive à trem­bler de fureur concentrée. Rien ne lui a encore ouvert les yeux. On peut dire qu'il est de ces gens qui sont soudain devenus bêtes avec la guerre. N'est-ce pas ce qu'il m'a dit, pendant la guerre, un jour que nous en parlions, qu'il me reprochait mon sang-froid, presque mon impartialité et que je lui répondais que je ne pouvais pourtant pas me changer pour me mettre à l'unisson de ceux qui perdaient la tête : « Eh ! bien, moi, je ne veux plus être intelligent, je le redeviendrai après. Maintenant, non. » Ce qui n'est pas seulement un monde de bêtise, mais un monde aussi de bassesse. » (19.10.25)

Sur Aljabert :
« Les journaux ont raconté il y a quelques jours qu'Ajalbert a reçu un blâme du ministre pour avoir reçu comme des chiens dans un jeu de quilles des délégués du personnel de la Manufac­ture de Beauvais, venus lui présenter leurs réclamations pro­fessionnelles. Mauvais écrivain, plat complimenteur, homme avide de publicité, et administrateur hautain et brutal avec ses subordonnés, le personnage est complet. » (09.04.26)

Sur Duhamel :
« Il y a longtemps que je me méfie un peu des airs d'apôtre de Duhamel et que je le soupçonne d'être assez faux bonhomme. Voilà déjà plusieurs occasions que j'ai de voir la contradiction entre les airs qu'il se donne et ses actions véritables. Son désintéressement de l'argent par exemple, alors qu'il épluche de si près ses comptes d'auteur et réclame sans cesse des précisions. » (21.05.26)

« Je disais à Vallette qu'un discours sur France n'est pas très difficile à faire. On peut mettre par exemple sur le compte de son scepticisme, sur toute sa manière d'écrire : « M. Anatole France ne croyait si bien à rien qu'il ne croyait même pas à la littérature et qu'il trouvait qu'il était bien suffisant d'écrire en prenant à droite et à gauche, chez les uns et chez les autres, la matière, le style et jusqu'aux phrases de ses livres. » On ferait un morceau délicieux en le prenant sur ce ton.
Pauvre France. Il n'en restera pas grand-chose et rarement un écrivain aura été mis à sa vraie place sitôt après sa mort. Ce qui prouve bien que les jolies phrases, le savoir, l'érudition et le goût, même parfaits, ne comptent pas beaucoup. » (04.06.26)

Sur Valéry :
« Enfin, il est charmant. Simple. Camarade. Aucune pose de supériorité. Vraiment le même, ainsi, qu'il y a vingt ans. Moi, de mon côté, pas le moins du monde embarrassé ou impres­sionné. Je me le demande comme le jour de notre rencontre à la N.R.F : nos relations vont-elles recommencer ? » (15.06.26)

« Et l'homme qui a amené tout cela par son sot et étroit natio­nalisme, son esprit de revanche imbécile, sa vanité d'homme politique, continue à aller et venir bien tranquille, et plus d'un million d'hommes (pour ne parler que des Français), sont sous la terre à cause de lui. Quelle honte et que les hommes sont bêtes. Je suis tenté quelquefois de dire qu'ils ont mérité cent fois leurs malheurs. Qu'est-ce que l'intelligence, décidé­ment ? Un homme comme Dumur est intelligent. Un homme comme Vallette n'est pas absolument un imbécile, quoique ne dépassant guère le « petit boutiquier ». Et pourtant, quand je les vois tous les deux, non seulement ayant sombré dans l'erreur et la duperie, mais encore y rester, je suis tenté de les trouver bêtes comme leurs pieds. » (05.07.26)

« Enfin, Billy s'est montré là comme toujours, en homme qui n'aime pas se risquer, aller à l'encontre de l'opinion établie, se « compromettre », qui tient à sa tranquillité. Il est vrai qu'il s'agit aussi pour lui de garder sa place. Voilà ce que c'est que de gagner sa vie avec sa plume. Quel plaisir ces gens-là peuvent-ils trouver à écrire ? » (27.12.26)

Précisions sur ses relations avec Van Bever :
« Je pensais tantôt à propos de mon amitié avec Van Bever, qu'on a évoquée presque sur sa tombe, qui a fait que des gens m'ont adressé des condoléances personnelles, que là comme partout on se paie de mots. Il y avait surtout une longue habitude dans cette amitié, du moins dans ce qu'elle est devenue. Je n'avais pas une idée commune avec lui, pas un goût. Je ne l'ai jamais approuvé comme écrivain. J'ai toujours trouvé au contraire qu'il écrivait mal, qu'il n’avait fait aucun progrès, etc., etc., cela joint à la nature de ses travaux, tout cela faisait que nous n'avions rien de commun littérairement. Depuis des années, depuis qu'il avait quitté le Mercure, nous nous voyions assez peu et ni lui de son côté ni moi du mien nous n'en étions privés. Ce qui nous liait au fond, c'était notre adolescence, notre jeunesse vécues ensemble, les choses de ce temps-là que nous avions en commun. Là, oui, je peux le dire, nous étions liés. Autrement ?...jamais je ne me suis intéressé à ses travaux ni lui aux miens. » (18.01.27)

« Je lui dis, comme je le pense, qu'il est très bien à lui d'avoir quitté sa tranquillité, ses travaux et ses jouissances d'écrivain pour entreprendre une si belle campagne et que cela fera réfléchir beaucoup de gens à son sujet et sur l'homme qu'il est. Et en effet c'est très beau, cela montre une grande valeur morale, dont je n'ai d'ailleurs jamais douté chez Gide. Comme écrivain, comme homme, il mérite la plus grande estime. Seuls, des sots peuvent le nier. » (16.02.27)

Sur Huysmans :
« (...) au fond, un bien pauvre bonhomme, Huysmans, un bonhomme bien médiocre, la médiocrité même. J'ai expliqué qu'à mon goût c'est la preuve d'une bien grande médiocrité littéraire, cette recherche du vocable rare, ce culte de l'épithète, du style bizarre, etc. Et la fin de Huysmans, cet homme atteint d'une maladie affreuse, vivant dans les plus grandes souffrances, et demandant humblement à Dieu d’autres souffrances encore ! Cela touche à l’imbécillité. » (11.05.27)

« Mallarmé obscur, pauvre bafoué ! Et lui, aujourd’hui à l'Académie, et célèbre ! Sensible, fin, très droit, si intelligent, il n'est pas possible qu'il n'ait pas pensé à cela. (...)
« J'ai fait beaucoup de réflexions sur Valéry, tous ces derniers temps. Un ami de jeunesse, à qui il arrive une si belle réussite, cela fait faire des réflexions. Je n'aime pas les vers de Valéry. Je les trouve le contraire de ce que j'estime être la poésie, je mets en fait que la plupart des gens qui les admirent n'y com­prennent rien et il m'est arrivé souvent de traiter de bouffon­nerie la célébrité qu'on lui a faite et de plaisanter ses admira­teurs quand j'en rencontrais, comme ce pauvre Frédéric Lefèvre, à qui je dis un jour : « Comment va votre maladie valéryenne ? », comme Cassou, comme Souday. Il y a même dans les vers de Valéry des choses qui me font rire aux éclats -tant c'est d'une niaiserie sans borne. » (23.06.27)

« Eh ! bien, j'ai eu mon explication avec Vallette. II s'est encore montré là sous un joli jour. La Panth., à qui j'ai raconté notre entretien à déjeuner, m'a dit : « Vous avez toujours voulu me faire passer Vallette pour un homme intelligent. Je vous ai toujours dit que ce n'est qu'un médiocre. II a souci de sa boutique, c'est bien naturel, mais c'est un médiocre tout de même. » Je ne l'aurais pas cru à ce point. Marchand de papier imprimé, rien de plus, « Papa trois cinquante » comme l'appelait si bien Monceau. » (04.11.27)

« Ce matin, petite conversation avec Duhamel. Il me demande comment je vais, ce que j'ai ? Ai-je l'air soucieux ? Je lui explique en quelques mots que j'ai quelques petites difficultés avec Vallette au sujet de ce que j'écris dans le Mercure et je lui cite ses paroles : « De même que nous avons sur nous des parties dites ignobles que nous ne montrons pas, de même il y a des opinions qu'on ne doit pas exprimer. » Duhamel est renversé. Il me dit : « C'est l'âge ! » (...) le mot de Vallette pendant la guerre, en 1918 ou 1917, mot dit à moi, comme opposition à l'égalité d'esprit que je montrais : « Je ne veux plus être intelligent, je ne veux plus penser par moi-même. Je veux penser comme on doit penser en ce moment. Je redeviendrai intelligent après. » (14.11.27)

Après la mort de Jean de Gourmont :
« Il est mort de ce que j’ai, en plus accentué chez lui : une sorte d’épuisement de tout l’être. » (20.02.28)
« Jean de Gourmont avait une nature toute différente de celle de son frère : plus sensible, plus aimable, plus courtois, - un peu moins timide aussi peut-être ? Très intelligent aussi, dupe de peu de choses. Comme je l'écrivais récemment à Marcel Lebarbier, à propos de l'édition du Joujou patriotisme qu'il a permise - Vallette le traitait encore ce soir de serin à ce sujet -, pendant toute la guerre il n'a pas dit une seule fois une bêtise, toujours de sang-froid et de jugement sain. » (20.02.28)

Sur Cognacq, fondateur de la Samaritaine, et l'agitation apologétique de la presse à l'occasion de sa mort.
« Les journaux sont pleins depuis quelques jours de la mort d'un sieur Cognacq, fondateur et directeur de la Samaritaine, de l'histoire de ses débuts avec sa femme, de sa réussite, de sa munificence testamentaire : millions à l'Académie pour des prix aux gens ayant fait beaucoup d'enfants, collections de tableaux à l'État, etc., etc. Cela peint encore notre époque, l'étonnante bêtise qui la caractérise. Un personnage de ce genre est à vomir, ni plus ni moins, à vomir, il n'y a pas d'autre mot, et cette apothéose admirative du petit boutiquier parti sans un sou et devenu millionnaire, mécène et bienfaiteur de l'huma­nité est une farce écoeurante. Faut-il qu'il ait volé les gens sur la marchandise pour avoir collectionné tant de millions. Coquin déguisé en honnête homme, et fameux imbécile par-dessus le marché. » (27.02.28)

« André Malraux, garçon tout jeune, trente ans environ, l'air très intelligent, l'esprit très vif, ne parlant pas pour ne rien dire, et pas faiseur de complimente niais. » (15.06.28)

Sur Vallette :
« Vallette est le type de l'homme qui se rend bien compte de cer­taines choses, mais qui se tait et se résigne, comme un homme qui est maintenant hors d'atteinte en cas de grabuge. » (25.10.28)

« Poincaré est toujours Poincaré-la-guerre. Il nous a valu la guerre de 1914. Il nous en vaudra certainement une autre. Cet homme qui a avoué avant la guerre de 1914, que, comme tous les gens de sa génération, il n'avait pas eu d'autre but dans sa vie que la reprise des provinces perdues, montre encore aujourd'hui le même carac­tère guerrier, agressif, haineux, militariste en diable. Accord naval avec l'Angleterre récent. Traité secret, dès le lendemain de la paix, avec la Pologne, pays extrêmement dangereux, ne rêvant que plaies et bosses. Renforcement actuel sur toute la ligne des armements. Manifestations nationalistes à tout bout de champ. Briand, nous disent les journaux, s'est rendu devant la Commission de l'Armée pour la mettre au courant, sous le sceau du secret, de certaines situations inquiétantes. La danse recommencera certai­nement d'ici peu, un pays comme l'Angleterre ne demandant probablement pas mieux. Si les Français sont enchantés de la perspective, tant mieux. Espérons toutefois qu'ils recevront cette prochaine fois la bonne tournée, à plates coutures, que mérite leur bêtise. » (30.11.28)

« J'ai appris ainsi que Z. donne lui aussi dans l'homosexualité. De même, le petit Y. Celui-ci y.ajoute même la « drogue », comme on dit, c'est-à-dire la coco, c’est à dire la cocaïne. Rachilde dit qu'elle a dit un jour à Z. qu'il devrait bien tâcher d'arrêter Y. sur cette pente et que Z. lui a répondu : « Ah ! zut, ma chère amie. J'ai couché une fois avec lui et je ne recommencerai pas, parce qu'il prend de la « drogue ». Il peut bien faire ce qu'il veut. » (14.12.28)

« On est assez porté à penser que des hommes qui ont des titres, une réputation, qui occupent des places en vue, des travaux desquels on parle, ont tout de même quelque valeur intellectuelle, - alors qu'ils sont souvent tout bonnement de simples imbéciles. Albert Dauzat rappelle ce matin dans un article de la Volonté que le Comte Albert de Mun, député, membre de l'Académie française, écrivain politique, se plaisait fréquemment à dire qu' « il faudrait une bonne guerre pour purifier et moraliser la France ». Passe pour le premier point de sa proposi­tion : une simple ânerie de bon catholique, mais pour le second ? Cet historien ne savait pas, alors, que tout événement social comme une guerre ou une révolution est au contraire suivi d'une crise de morale ! Un bel imbécile. » (22.01.29)

Sur Dumur :
« Le ton rogue de Dumur, être obligé de supporter l'examen de cet homme qui s'est déshonoré avec ses romans sur la guerre, qui s'est révélé avec une âme aussi basse, qui s'est enrichi avec des livres entretenant la haine, cet ancien anar­chiste devenu chauvin, ce Suisse qui prêche le nationalisme et qui s'occupe des affaires d'un pays qui n'est pas le sien, qui s'est bien gardé de se faire naturaliser Français et a fait le guerrier en chambre en France, sa valise toute prête sous sa table pour filer si les affaires se gâtaient trop, qui aujourd'hui encore souhaite le Fascisme en France... » (12.11.25)

Sur Billy :
« Billy est le modèle des gens qui se sont fait une situation littéraire sans rien savoir, sans avoir jamais rien lu, n'ayant aucune culture. Ils arrivent à Paris à vingt ans, se mettent à écrire dans les journaux, pensent à gagner de l'argent, font leur chemin tant bien que mal, un point, c'est tout. Autrefois, on se mettait d'abord à lire, lire, lire, par plaisir, d'abord, curio­sité d'esprit, par étude, ensuite. On n'aurait pas osé se risquer à écrire ainsi au pied levé, sur n'importe quoi. On se demande quelles jouissances littéraires ont bien pu avoir et peuvent bien avoir des gens comme Billy et Maurice Martin du Gard, qui sont pressés avant tout de réussir. » (02.02.26)

Sur Bloy :
« Je racontais ce matin à Duhamel l'histoire de Bloy racontant que les Rothschild lui avaient volé cinq cents francs, parce que, leur ayant écrit pour leur demander mille francs et comptant fermement les recevoir, il n'avait reçu d'eux que cinq cents francs. » (05.03.26)

« Une jolie bouffonnerie littéraire, c'est la réputation de ce professeur, dont le nom m'échappe, qui, sous le nom d'Alain, publie depuis quelques années des Propos qu'on veut absolument nous faire trouver remarquables. Je viens encore d'en lire un dans le dernier numéro de La Lumière (j'en joins la coupure ici). C'est le modèle de la fausse profondeur, des phrases sentencieuses et vides et des petits trucs pour faire effet sur le lecteur, comme ce passage : « Or, si la chose est présente, comme cette fenêtre que Louis XIV jugeait mal placée, contre Louvois, il n'y a pas de roi ni de ministre qui tienne ; on cherche un mètre et tout est dit. » On reconnaît tout de suite là l'affectation à singer Pascal. Je ne serais pas étonné que cet Alain soit au total un assez bel imbécile. Le comique de pareilles niaiseries s'augmente quand on le trouve dans un journal ayant pour titre La Lumière. » (30.01.29)

« On a coupé une jambe à Courteline il y a 4 ans. On vient de lui couper la seconde. Saltas me dit : une sorte d'obstruation des artères, de dessèchement des artères. Cela commence par le pied. Puis monte. Il faut couper une jambe. Le tour de l'autre arrive. A son avis, la mort pour Courteline n'est pas loin, et avec de grandes souffrances, auxquelles on remédie aujourd'hui par des « piqûres ». (24.06.29)

« On annonce la mort du pianiste Édouard Risler. Voilà un gaillard qui m'en a fait endurer de fameuses. Il logeait au-dessus de l'étude Barberon, son piano d'études juste au-dessus de moi. Des journées entières à l'entendre. Je l'aurais vu devenir manchot avec plaisir. » (03.08.29)

« Je me trompe rarement dans mes antipathies. Farceur, et grand sot, cet Herriot. Ce phraseur vide, qu'on fait passer pour un écrivain. Cet homme politique sans courage qui joue au chef de parti. Il vaut les autres : pas de vraie doctrine politique. Ils sont, au jour le jour, selon leurs intérêts personnels, l'ambition qui les occupe, le but qu'ils poursuivent. L'intérêt général, ils s'en fichent pas mal. Cet homme politique qui pleure à tout bout de champ et qui prononce des choses comme son fameux : « Deux enfants de la même mère ne se battent pas » à propos de son entrée dans le ministère Poincaré. Gros niais. » (05.09.29)

« Tantôt visite de Marie Dormoy. J'apprends la mort de Doucet, le collectionneur (ancien couturier) la semaine dernière, à 76 ans, d'une crise cardiaque, laissant une fortune de 50 millions, et léguant à je ne sais quel groupement sa bibliothèque, d'une valeur de près de 30 millions. Ces chiffres donnés par Marie Dormoy. Elle connais­sait Doucet depuis onze ans, et était entrée chez lui, pour s'occuper de sa bibliothèque, avec des appointements, il y a six ans. Un homme délicieux, d'une politesse et d'une courtoisie exquise, me dit-elle. Une curieuse existence, et pleine de malchance à un cer­tain égard. Tout jeune homme, alors qu'il était encore dans sa famille, il s'éprend d'une jeune fille de 18 ans extrêmement jolie. C'est pour elle qu'il commence à constituer sa collection du 18e siècle. Elle meurt. Fou de douleur. Désespéré. Au point que sa famille est obligée de le faire surveiller. Il s'éprend ensuite de la femme d'un fabricant de soie lyonnais, Mme R., également très jolie, dont le mari est une simple brute. C'est pour elle alors, avec l'intention de la lui offrir, qu'il continue sa collection. Ils avaient l'habitude, chaque soir, avant de se coucher, de se dire un mot tendre par téléphone. Un soir, Doucet se dit : « Il est trop tard. Elle doit être couchée, je ne veux pas la réveiller. Je lui télé­phonerai demain matin. » Le lendemain matin, on trouve Mme R. morte, tuée par son mari. C'était elle qui avait toute la fortune du ménage. Le mari, se sachant trompé et craignant de perdre sa fortune au cas de divorce, avait préféré la tuer. » (05.11.29)

« Mort de Clemenceau. Merveilleux comme spécimen d'énergie et de combativité. Mon admiration s'arrête là.
Sa fin solitaire. Le départ de son corps de nuit pour son village natal. Les obsèques voulues par lui sans flaflas d'aucune sorte, ni étalages ni grandiloquence, cela est très bien. Il eût été bien étonnant que cela n'eût pas été gâté par la bêtise et le cabotinage patriotique. La bêtise : le général Gouraud faisant placer dans le cercueil un vase façonné dans un obus allemand. Le cabotinage : les anciens combattants ayant été demander et ayant obtenu du gouvernement de défiler dimanche prochain devant l'Arc de Triomphe. » (25.11.29)

« Ce matin une bien jolie lettre de Bernard Grasset pour me remercier des Poètes. « ...Comme moi, vous avez plus souvent envie de mordre que de bénir ! Il y a tant de salauds qui écrivent ! » Joli mot d'éditeur. » (18.02.30)

Une certaine Mme Huot morte, adoratrice et protectrice des chats :
« Elle avait à mon goût bien des côtés déplaisants par cer­taines façons un peu théâtrales, un certain cabotinage et une versatilité assez prononcée dans ses opinions sur les gens et ses rapports avec eux. Mais à côté de cela, de grands mérites de désintéressement et de fierté. Elle a écrit une petite brochure excellemment écrite en faveur du malthusianisme. Grande protec­trice d'animaux, surtout des chats qu'elle a eus chez elle toute sa vie en quantité. Elle a écrit des vers sur eux, notamment celui-ci, très beau, qui mérite d'être conservé :

Dans leur gorge où roucoule un choeur de tourterelles.

Sa vitalité, physique et intellectuelle, était étonnante. Aucune idée de la mort. Elle parlait, elle faisait des projets, entrevoyait des changements d'existence, à 80 ans passés, comme si elle en eût eu seulement cinquante. Il y a certains mots d'elle qui sont éton­nants comme reparties. Je ferai peut-être un petit écho sur elle dans le Mercure. Je les citerai. » (14.04.30)

« Vers cinq heures visite d'Ernest Raynaud. Il me parle du livre de Clemenceau, Grandeurs et misères d'une victoire. Il en est ravi, pour la vérité qu'il apporte sur le personnage du Maréchal Foch, qui est montré là ce qu'il était : un simple imbécile. Il dit qu'il n'y a d'ailleurs qu'à lire ce qu'a écrit Foch lui-même pour en juger. Il trouve que Clemenceau était tout de même un autre homme. Il dit qu'il est excellent de voir ainsi déboulonner tous ces guerriers qu'on a voulu transformer en idoles, que c'est une bonne leçon, qu'on n'en aura jamais assez de ce genre. Il part de là pour dire qu'il sent qu'il change complètement d'idées, qu'il est écoeuré de voir la façon dont certains individus usent de la petite parcelle d'autorité qui leur est conférée... « Voyez les flics, me dit-il, les employés du métro, les conducteurs d'autobus, l'insolence qu'ils ont, tout ce qu'ils se permettent. Décidément, je suis dégoûté de la vie. »
De la part d'un ancien commissaire de police, juger ainsi les flics, une vermine odieuse, en effet, ce n'est pas mal. » (23.04.30)

« Duhamel occupe certainement dans la littérature une place européenne, comme Maeterlinck, après le Trésor des Humbles. Je ne sais pour­quoi, pourtant il ne m'éblouit pas. Je m'en étonne moi-même. Il faut pourtant reconnaître qu'il s'intéresse à énormément de choses (ce qui est une supériorité d'esprit, et en disant cela j'exprime une critique sur moi-même), qu'il est très humain, très libre d'esprit, très simple comme homme, toutes choses qui devraient me plaire. Elles me plaisent ! Pourquoi est-ce que je suis si tiède ? Je viens de rester un moment à réfléchir. Je crois que c'est que je le soupçonne de plus d'adresse que de sincérité, de plus d'ambition que de générosité et d'être un apôtre dans l'apostolat duquel il y a une part de jeu. J'écris cela avec une grande envie de le biffer aussitôt, tant j'ai peur de me tromper. En tout cas, sauf pour la Vie des Martyrs et Civilisation (quand je les ai lus à l'époque), je ne sens pas, quand je le lis, l'excitant plaisir d'esprit que me donnent certains livres. » (21.05.30)

« Somme toute, Duhamel, dans son idée de visite à Régnier pour se renseigner auprès de lui sur l'état d'esprit de l'Académie à son égard, en vue de la succession prochaine de Porto-Riche, fait ce qu'on a trouvé si bas, si vil, si méprisable chez tant d'autres, cette course à chausser les souliers du mort avant même qu'il soit mort (on voit cela raconté dans l'Immortel de Daudet, je crois), lui, Duhamel, qui joue au pur, au désintéressé de l'argent et des honneurs. En fait, il surveille de très près ses comptes d'auteur, exige le plus possible de droits pour les traductions de ses livres, comptait bien être nommé à l'Académie Goncourt en remplace­ment de Courteline, et la vacance d'un fauteuil à l'Académie paraissant assurée assez prochainement, se remue déjà pour s'y asseoir. Ambitieux et calculateur tout comme un autre. On est choqué, on raille quand on voit un autre se livrer à cette course aux honneurs d’un genre ou d’un autre. Quand c’est de soi qu’il s’agit, on trouve cela tout naturel. » (01.09.30)

« Les citations allemandes, qui révèlent, paraît-il, un esprit nationaliste et l'esprit de « revanche », font la joie de Vallette et de Dumur. Vallette n'a pu résister à m'en parler ce soir, sans doute pour heurter mes opinions de pacifiste et de ferme croyant en une fédération européenne, même encore éloignée. Dumur, lui, encore, parle de cette affaire en homme que la politique intéresse, avec des idées de critique. Mais Vallette ! C'est toujours le nationaliste français haineux. Il a eu ce mot ce soir, en raillant la politique française à l'égard de l'Allemagne selon la direction de Briand : « Il n'y a qu'une politique avec ces gens-là (les Allemands). La politique du coup de pied au cul. »
Je ne discute jamais avec Vallette. Il n'y arien à répondre à des paroles de ce genre. Au bout de trois minutes, par surplus, il l'emballe et tape du poing sur la table. Les Français de cette sorte me font horreur et pitié. Je les considère comme des imbéciles et des individus malfaisants. Je ne changerai pas d'avis sur les effets du patriotisme.
Vallette est en petit ce qu'est en grand Poincaré : un boutiquier, un faiseur de comptes, un discutailleur à esprit étroit, un flambard qui hausse le ton de loin, quitte à trembler sur ses jambes quand le feu commence à chauffer. Poincaré faisant son fameux discours de Gérardmer, proclamant que les hommes de sa génération n'ont pas d'autre but à leur vie que la reprise des provinces perdues, et le jour que les choses se gâtent, implorant l'aide du roi d'Angleterre. Vallette parlait de la politique du coup de pied au cul à l'égard des Allemands, et en août 1914, dès la première avance des Allemands, prenant sa valise et filant rapidement. C'est d'une bouffonnerie sans bornes. (...)
L'Allemagne, je l'ai déjà noté, a au moins ce mérite sur la France, d'avoir renouvelé son personnel politique. Chez nous, ce sont toujours les mêmes farceurs qui tiennent la direction. Si la France reçoit un jour une raclée, elle pourra savoir à qui s'en prendre. Elle ne l'aura pas volée. » (15.09.30)

« Dumur avec sa curiosité intellectuelle d'étranger qui n'aura qu'à prendre sa valise pour rentrer en Suisse se mettre à l'abri, Vallette avec ses courtes vues de petit boutiquier et sa sotte haine entêtée des Allemands. Ils me font pitié l'un et l'autre, pour leurs vues bornées, même Dumur, si intelligent et que sa haine des Allemands transforme en partisan. » (02.10.30)

L’abbé convive chez le docteur Le Savoureux :
« L'abbé sait bien le rôle qu'il joue, chez tous ces gens chez lesquels chaque jour il va déjeuner ou dîner. Le rôle d'une curiosité. On l'invite pour son esprit, ses anecdotes, sa connaissance de mille gens et de leurs petites histoires, tout ce qu'il a vu et entendu dans sa vie. Il le sait bien. Toujours sur la défensive, s'en tirant toujours avec finesse, adresse, bonhomie, moquerie légère, jamais une syllabe de trop, ne disant que ce qu'il veut bien dire. » (18.01.31)

« Nous parlons de la guerre, de la folie, de l'incroyable folie qu'elle serait, telle qu'on peint celle qui viendrait. Nous parlons de la Société des Nations. Je dis : « Alors, ce serait de la plaisanterie, tout ce qu'on fait et dit là-bas ? C'est qu'il y a des gens qui le disent, que ce n'est que de la plaisanterie. » Jean Jacob me dit que son père connaît le député belge Huymans, qui est à Genève le représentant de la Belgique. Huymans rit de tout ce qui se fait et se dit à Genève, que c'est une pure comédie et que ceux qui y pren­nent part le savent bien. Seulement c'est bien payé. Plusieurs centaines de mille francs par an. J'avoue que cela ne me fait pas rire, que j'ai de la peine à croire que tout cela ne soit encore que du bourrage de crâne, celui de la paix, comme il y a eu celui de la guerre.
Nous parlons des très beaux passages sur la guerre, dans le discours de Valéry , à la réception du Maréchal Pétain. Encore plus beaux d'avoir été prononcés par lui et en pareil endroit. Jean Jacob me dit qu'il a vu Valéry et lui a fait grandes félici­tations. Je lui parle de l'article de Léon Daudet à ce sujet, cou­vrant Valéry de ridicule, tournant en dérision ses paroles sur la guerre. Léon Daudet est décidément un être bas, répugnant. » (03.02.31)

« Ce matin visite de Rouveyre, toujours en bonne santé, toujours charmant, plaisant. Un être absolument délicieux, décidément. Il y a peu d’hommes qui m’auront plu autant. » (23.04.31)

Dumur a distribué ce soir quelques cartes de la clinique, avec le plan de l'endroit de Neuilly où elle se trouve, pour les gens qui voudront aller le voir.
Ce ne serait pas une petite tuile pour Vallette et pour le Mercure s'il disparaissait. Dumur lit tous les manuscrits. C'est lui qui compose le Mercure. C'est lui qui répond pour les manuscrits refusés. Il fait en même temps de la correction d'épreuves quand Mandin est trop chargé. Un très gros travail, pour lequel Vallette n'est plus du tout au courant. C'est un peu le défaut du Mercure, depuis que Vallette, il l'avait bien gagné, s'est déchargé sur l'un et l'autre de tout ce qu'il faisait presque à lui seul, ne gardant plus que la direction de la comptabilité et les affaires de traduction : à Bernard la fabrication, à Dumur la rédaction du Mercure, à moi la publicité dans la revue (...). » (19.05.31)

Caractéristique de l’esprit actuel du Mercure :
« VaIlette ne s'occupe plus que d'administration, comptabilité, les comptes en banque. Jamais un mot sur des questions littéraires, d'édition, d'auteurs nouveaux. Ainsi le peint Bernard, qui depuis quelque temps travaille de très près avec lui dans toutes ces matières. » (25.09.31)

« Duhamel est décidément ridicule et même un peu bête avec ses grands discours sur la procréation. Ce matin, à la librairie, encore un couplet là-dessus, avec ce ton d'apôtre attendri qui lui est propre. J'ai fini par lui dire, parlant des familles où cela tourne à la lapinière : faire des enfants, je tiens cela d'abord pour répugnant, et ensuite pour inhumain. Il s'est arrêté tout court. Il finit par m'agacer, avec son prêche perpétuel et ses tirades de bonté comme l'eau d'un robinet. » (07.10.31)

« Mort d'Octave Uzanne. Incinéré aujourd'hui. 79 ans. (...) tout ce qu’il a subi ces dernières années : opération de la prostate - opération d'un cancer à l'anus - opération d'un anus artificiel - depuis longtemps nanti d'un oeil de verre, il était devenu à peu près aveugle de l'autre oeil. » (03.11.31)

Rencontre de Charles Léger qui vient d’écrire un livre sur Pergaud :
« Un peu gros, un peu vulgaire, un peu commis-voyageur, ­il est, je crois, plus ou moins placier en livres d'art et en gravures, - mais franc, simple, jovial, sans pose, fort amusant, mimant tout ce qu'il raconte, avec un physique d'acteur de vaudeville, ne se cachant pas, je crois même qu'il en est un peu trop fier, de n'être qu'un élève de l'école communale, en tout très sympathique. » (25.02.32)

Après la mort de Briand :
« Je n'ai rien fait tous ces derniers soirs, l'esprit occupé par tout ce que je lis sur Briand, et brisé par l'émotion que me donnent certains traits, tant le concernant que concernant les témoignages que sa mort suscite. Je pense aussi à certains moments qu'il a dû passer, avec les déceptions qu'il a eu à subir : l'Anschluss, la trahison, au congrès de Versailles, d'un grand nombre de parlemen­taires qui s'affichaient comme soutenant sa politique et l'ont lâché au scrutin secret (mais pourquoi diable un homme si fin s'est-il risqué dans cette aventure ?), la maladie, dont il devait bien se rendre compte et qui a dû s'en trouver aggravée, et enfin la guerre sino-japonaise. C'est le côté humain qui m'intéresse ici. » (10.03.32)

« A propos de la mort de Briand, la raillerie, même peut-être l'hostilité que je devine chez Vallette et Dumur pour mon état d'esprit à ce sujet m'incitent à écrire ces petites notes, entre bien d'autres, et qui peuvent s'ajouter à celles qui doivent déjà figurer dans mon Journal. (...)
Un jour, ne pouvant plus se retenir, Vallette me dit avec une sorte de rage retenue : « Vous êtes étonnant, à la fin ! Vous parlez de la guerre, là, tranquillement, avec sang-froid, en philosophe... » Je lui réponds : « Que voulez-vous ? Je ne me force pas. Je suis ainsi. Ce n'est pas parce qu'il y a la guerre qu'il faut que je devienne bête du jour au lendemain. » Il éclate alors : « Eh ! bien, moi, je veux être bête. Je ne veux plus être intelligent. Je redeviendrai intelligent après la guerre. Pour le moment, je veux penser comme on doit penser. » (...)
Une fois, dans une affaire, les Allemands ont eu des pertes considérables. Le « communiqué » le rapporte. Le « communiqué allemand » le reconnaît. J'ai un très léger mouvement d'horreur pour de pareilles tueries. Vallette : « On n'en a pas assez tué. » J'ai rapporté cela dans Passe-Temps, sous la nomination X.
Ce qu'on me rapporte que Dumur a dit : « S'il ne tenait qu'à moi, Morisse, je n'hésiterais pas : fusillé. Léautaud, lui, je me conten­terais de le mettre en prison. »
Un jour, visite de Fernand Gregh. Il est en uniforme. Il entre chez moi, où se trouve Morisse. Quelques mots de nous deux le renseignant sur nos sentiments, il abonde : la guerre chose affreuse, une folie, c'est épouvantable, etc. Il monte ensuite chez Vallette. Il se trouve avec Rachilde sur le palier. Conversation tout autre. Exaltation patriotique commune. Ardeur guerrière. Rachilde vocifère. Tout à coup, ces mots : « Mais apportez-moi donc un Boche, que je lui écrase la tête contre ce mur. » (...)
Visite à Dumur de Morizet et de Pioch qui viennent lui dire son fait pour les calomnies à leur égard contenues dans les Défaitistes. Dumur, pris de peur et se croyant menacé, achète un browning, s'en fait expliquer - j'étais présent - le maniement par Vallette, pour le porter constamment sur lui. J'ai ce mot en redescen­dant dans mon bureau : « Il a attendu bien tard pour porter les armes. » (14.03.32)

« D'après un compte rendu lu ce matin dans la Revue d'Histoire littéraire, Mérimée, Mérimée ! écrivant après le congé à lui donné par Mme Delessert : « Je n'ai plus personne pour qui travailler... j'avais un but... je n'ai plus de but... » Quelle pitié !
Il sévit dans les journaux, depuis quelque temps (Débats, Figaro ) - et j'ai vu son nom aussi dans un comité pour la célébration d'un anniversaire de Vallès - un sot prétentieux et ignorant du nom de Gaetan Sanvoisin, qui se mêle d'écrire sur des questions litté­raires dont il ne connaît pas le premier mot. » (28.04.32)

« N. fait commandeur de la Légion d'honneur. Ca ! ce rien ! ce gnome par le physique et par l'esprit. Cet écrivain à gages ! ce domestique politique ! ce bourreur de crâne éhonté de la période de guerre ? Ce Tartuffe à vingt sous la ligne ! A beau faire : l'honneur ne se commande pas. » (16.05.32)

« Comme je lui demandais des nouvelles de Roger Karl, raconté quelques traits de son caractère sur la question argent : dépensant tout, très généreux, payant le terme d'un ami dans la gêne. Avec elle-même, malgré tout rompu depuis longtemps, il arrive ces jours-ci de Berlin, il la voit dans un mauvais manteau. Part aussitôt lui en acheter un.
Ce que je lui ai dit, alors, de l'espèce d'amour que j'ai pour les gens, ainsi, qui ne tiennent pas à l'argent, de l'espèce de supériorité que je trouve à ces caractères, auprès de celui de gens comme moi, avec leur médiocrité portée à l'économie (...).
(...) si je gagnais beaucoup d'argent, je ne serais pas ainsi, j'en suis presque sûr. Je dépenserais avec plaisir. Mais je gagne 825 francs par mois comme employé. Mes gains littéraires sont rares. Il me faut déjà toucher à mes économies pour la vie de chaque jour. Je suis un homme prudent. Il est vrai que la vraie générosité ne connaît pas la prudence. » (09.06.32)

« Dumur rentré du Mont-Dore. Ah ! pas brillant. Encore maigri. Le visage congestionné, la respiration très difficile. A peine de voix. » (12.09.32)
Vallette lui se porte comme un charme :
« Une preuve encore de la vitalité qu'il a gardée. Une tuile comme la disparition de Dumur, à son âge, depuis le temps qu'il ne s'occupe plus de la revue, aurait de quoi le mettre un peu par terre. Pas du tout. Il est déjà préparé à la situation et envisage déjà les modifi­cations qu'il apportera dans la composition de la revue. Je le répéterai pour la centième fois : c'est selon moi une forme du bonheur d'avoir encore, à pareil âge, pleine santé physique et intellectuelle. Vallette marche comme un jeune homme. Il monte et descend un escalier sans qu'on l'entende. A peine un très léger essoufflement à la montée. Jamais aucune somnolence. L'esprit toujours dispos. Jamais le moindre mouvement de lassitude devant telle ou telle difficulté dans ses affaires de direction. Oui, une forme du bonheur. Je suis bien près de le penser à fond : cela vaut mieux que la fortune sans la santé. » (12.09.32)

« Bernard et moi nous nous sommes mis à parler de l'indifférence absolue, totale, complète, de Vallette, pour qui ou quoi que ce soit, indifférence qu'il avoue lui-même sans aucune gêne, indifférence qu'il applique même à lui-même. Il est vraiment l'homme qui peut voir autour de lui tout mourir et tout crouler sans en être atteint. » (15.09.32)

« Ce matin, visite de Cario. Toujours le plus grand plaisir à. le voir. Je ne dis pas cela de beaucoup de gens. Il a de l'esprit, il est intelligent, il a une certaine culture, il ne s'en croit pas. Il aime la solitude, il m'en a bien l'air, pour les mêmes jouissances que j'y trouve. (...)
Ce que je dis en tête de mon plaisir à voir Cario me fait penser aux gens avec lesquels j'ai le même plaisir. Ce nombre ne va pas loin : Billy, Rouveyre (malgré son ignorance), Benda. » (20.10.32)

« On parle de Valéry pour le Prix Nobel. (...) Quelle réussite, celle de Valéry. Cela touche au prodige. Je ne crois pas qu’on ait jamais vu la pareille. » (24.10.32)

« Castagnou depuis deux semaines dans une section de gens plus paisibles. Curieux, ces bonshommes, couchés, qui ont tous leur petite fêlure et qui passent leur temps à monologuer dans leur lit, pour eux tout seuls. Mon Dieu ! il y a nombre de gens du même genre qui se promènent en liberté. » (17.11.32)

« J'ai horreur des gens vulgaires. La vulgarité parait bien être un des côtés d'Édouard Herriot. En tous cas, une familiarité qui en approche. Après la chute de son ministère, il va, comme d'autres, en consultation à l'Élysée. A la sortie, il est assailli par les journalistes. « Je n'ai rien à dire. Je ne suis plus qu'un litté­rateur en chômage. » Il trouve sans doute cela drôle. Rien que ce mot : littérateur ! J'avais vingt-cinq ans, j'avais déjà horreur de cette appellation : homme de lettres, que j'équivalais à homme de peine. » (17.12.32)

« Entendu Dumur, à 4 heures, quand il est rentré, monter l'esca­lier. Il le remplissait du bruit de sa difficulté à respirer, s'arrêtant toutes les trois marches. Le « soufflet de forge » dont m'a parlé Vallette, quand il l'entend rentrer le soir. » (23.12.32)

« Je disais à Vallette ­ce n'est pas la première fois - que je n'ai jamais pu avoir de sym­pathie pour Bloy, que c'est un genre d'individu qui ne me plaît pas, que je l'ai toujours considéré comme un faux bonhomme. Vallette : « C'était évidemment un individu peu recommandable, dont il fallait se méfier. Je me suis du reste toujours gardé à car­reau avec lui. » (16.01.33)

« Tout le monde s'attend à la guerre, plus ou moins prochaine, les uns dans deux mois, les autres dans deux ans. Cette attente assez répandue dans toute la France. Raison pour laquelle tout est si calme : on n'ose plus rien projeter, hasarder, entreprendre. Le général Weygand est d'avis qu'on ne devrait pas attendre et la faire, nous-mêmes, dès maintenant : une guerre préventive, comme il dit. J'ai trouvé tout le monde de mon avis quand j'ai dit que s'il y avait une nouvelle guerre et que la France reçoive une raclée, elle ne l'aurait pas volée, ayant ainsi manqué à sa parole pour la clause du désar­mement. La tartufferie d'Herriot, qui, élu pour faire une politique de paix, fait la politique de Poincaré. Il excipe de l'honneur de la signature de la France pour payer les Américains et se moque de ce même honneur quant à l'exécution de la clause du désarmement. Tous concluent également que nous sommes tous de pauvres zéros, bernés, trompés, entretenus dans le mensonge, par la presse, toute la presse, et dont certains maîtres font ce qu'ils veulent et feront ce qu'ils voudront. » (12.03.33)

« Je demande à Vallette quel aspect il a trouvé à Dumur. Il me dit : « Furieux, révolté, il n'y a pas d'autre mot. L'air d'un homme qui ne s'attendait pas à la mort et qui a trouvé cela un peu fort. Furieux, absolument. L'air que nous lui avons vu souvent quand quelque chose ne lui plaisait pas. Pas du tout cette sérénité qu'on voit généralement aux morts. L'air à cran, comme un homme absolument mécontent. » Il a ajouté : « Complètement exsangue. Blanc, blanc !... » (29.03.33)

Léautaud mécontent. A froid dans son bureau du Mercure. Vallette refuse de faire allumer du feu ; son argument : les employés qui travaillent physiquement auraient trop chaud.
« Voilà. Cet homme vous paie un salaire dérisoire et il vous fait geler par-dessus le marché. Je gèle, mais les âneries du bas personnel comptent plus que le risque pour moi d'être malade, et que ce que je peux dire, moi, un employé tout de même d'un autre ordre. Je suis donc redescendu geler, immobile dans mon fauteuil. A midi, en partant déjeuner, la gorge complètement prise.
(...)
Le Mercure est devenu une pétaudière, comme toute la société d'aujourd'hui. Ce sont les inférieurs qui sont les maîtres et qui commandent tout » (19.10.33)

« La vulgarité, l'inconvenance de Mornay sont sans bornes. Il se fourre les doigts dans la bouche pour se curer les dents et vous donne une poignée de main après. J'ai dû ce matin, après son départ, courir me laver la main.
O..., qui s'est trouvée quelquefois avec Paul Claudel, qui a parlé avec des gens qui l'ont connu ambassadeur à Washington, me racontait hier qu'il est sans cesse à se fourrer les doigts dans le nez. Même dans les cérémonies, les conversations de sa fonction. Il a partout cette réputation bien établie. Encore un monsieur bien agréable à fréquenter. » (11.06.34)

« Vallette était un médiocre, un homme sec, une mécanique à admi­nistration. Ses qualités de directeur littéraire, la liberté qu'il nous laissait, son accueil aux plus libres discussions, venaient unique­ment de son indifférence, de son manque d'intérêt à tout. Quant à son honnêteté, bien des petites fissures. » (13.03.36)

Après un discours du savant Jean Perrin :
« Encore un sot complet, - il en a d'ailleurs le visage, avec son air d'hurluberlu, - qui s'imagine que la science changera les hommes, les fera tous sensés, intelligents, généreux, les fera tous du même composé chimique et de la même structure organique, supprimera chez tous les passions, les rivalités, les haines, fera de tous des êtres de « haute culture », tous accessibles aux « nobles loisirs ». Dire que toute notre époque, depuis la Révolution, repose sur ces âneries ! » (23.12.36)

« Benda avec la guerre civile d'Espagne, Gide avec son emballe­ment à l'aveuglette pour la Russie des Soviets, les idées de gauche à l'état aigu ne rendent pas intelligent. » (12.07.37)

« Comme je lui dis ce que je pense de la peinture de Matisse, elle m'apprend qu'il a débuté comme disciple de Courbet, que ce n'est que plus tard qu'il s'est mis à ces déformations, à ces inexactitudes de dessin volontaires, prémé­ditées, comme ont fait tant d'autres, tous influencés, me dit-elle, par la découverte de 1'« art nègre », les « statues nègres », mises à la mode par Paul Guillaume. Picasso lui-même, qui, me dit-elle, a eu en sa possession une statue de femme « art nègre », d'une réelle beauté. A propos de Picasso, ceci, qu'elle a su par Antoine Arthaud [sic pour Antonin Arthaud] : Picasso serait aujourd'hui dans le désespoir quant à son oeuvre. Il juge qu'il s'est absolument trompé de route, que le « cubisme » est une « impasse » et ne peut mener à rien. Il regrette de n'avoir pas suivi sa première voie et considère comme néant tout ce qu'il a fait. » (06.01.38)

« Léon Blum a osé prendre la parole hier à la Chambre. On s'étonne qu'il ne se soit pas trouvé un député pour le montrer et dire : « Voilà l'homme à l'esprit chimérique et borné qui, en un an, a rabaissé la société française au point où elle en est. »
Il est vrai que le courage est toujours ce qui a manqué au Parle­ment. Pour ma part, en tout cas, que ce soit à gauche, au centre, à droite, je n'y ai jamais vu un homme courageux.
Dans un journal : Temps présent, que j'ai trouvé hier matin dans le sac de poste du Mercure, je lis un article de François Mau­riac : La France n'a qu'un visage. C'est cela, François Mauriac ? Mais il faut être le dernier des niais pour écrire de cette façon.
Tout le contenu de ce journal est d'ailleurs une honte. A lire tous les articles de ce numéro, la France n'existe plus, il faut la refaire, la ressusciter, accourir à son aide, tout cela sur un ton de sacristie. Ces gens ont une singulière idée de [la] façon de redonner de la force à un pays. Ce n'est certes pas en déclarant qu'il est mort. » (27.02.38)

Suite à la démission de Duhamel de la direction du Mercure :
« Nous allons donc être maintenant, jusqu'à nouvel ordre, sous le régime de l'ignorance, de l'infatuation, du fanatisme et de l'au­toritarisme de Bernard. Avec Duhamel, lettré, intelligent, compré­hensif, on pouvait discuter, s'arranger, concilier. La vanité sans bornes de Bernard ne permettra guère cela. » (28.02.38)

Portrait de Léon Blum au vitriol :
« Cet illuminé qui se croit un homme d'État, ce niais dans ses vues sociales, ce faible et pleurard, - comme Gide dans son illuminisme pour la Russie des Soviets, s'enthousiasmant sans rien savoir et quand il a vu la réalité, tombant de son haut. Et on voit tous ces coquins politiques se faire photographier en riant (il y a encore deux jours, dans un journal, Pierre Cot et Jean Zay).
Parlé aussi avec Gérin de l'abaissement de tout dans la société d'aujourd'hui. Très curieux, ce garçon de 23 ans, ancien ouvrier mineur, écrivant dans des journaux d'extrême gauche, me disant qu'il cesse peu à peu d'être républicain, démocrate, qu'il faut de l'ordre, de la hiérarchie, chacun à sa place et qu'il découvre peu à peu que la monarchie avait ses mérites et que, pour la liberté, il n'est pas si sûr qu'on ait gagné au change. Ce qui prouve bien que le milieu ne fait rien, mais le tempérament, le caractère, la sensibilité, et qu'on peut être aristocrate tout en étant un ancien ouvrier mineur.
Parlé des atteintes qu'a subies de tout cela la littérature, les moeurs littéraires, la profusion de la production, les éloges déme­surés à tout propos, les rapprochements à chaque instant avec tel écrivain célèbre : on est un nouveau Balzac à bon marché, la médiocrité de la critique, son manque de liberté d'ailleurs, tant par les petits échanges d'intérêts que par le veto des journaux. II arrive à dire qu'il manque un Sainte-Beuve, qui ne serait peut-être plus possible d'ailleurs. » (11.03.38)

Léautaud supporte de moins en moins Bernard à la tête du Mercure :
« (...) il me faut encaisser les goujateries de ce sot vaniteux au crâne fêlé. (...)
Quand je songe que je peux être exposé à ce que ce sot, ce vaniteux, ce goujat, cet impulsif détraqué, me donne un jour, dans un mouvement d'humeur, mon congé de mon emploi. Moi, écrivain au Mercure depuis 1895, dont les écrits ont servi la réputation du Mercure en faisant la mienne, qui suis actionnaire de la maison, et qui occupe mon emploi depuis le 1er Janvier 1908. C'est à la fois bouffon et pitoyable. » (30.12.38)

« Ce soir, visite de Bachelin. Epais, ventru, suant, s'épongeant, reniflant sans arrêt, son nez rouge d'ivrogne : absolument répu­gnant. Esprit borné, lourd, lent, rien de délié, hésitant comme son élocution de bègue, impatientant à entendre, grossier. Ce serait pour moi un supplice d'avoir à le fréquenter. » (23.05.39)

« Les Dernières Nouvelles donnent le petit article ci-contre sur Jules Romains. Pas volé. Ce sot prétentieux, ce démagogue lit­téraire. En Amérique, rien que cela ! Voilà ce qui s'appelle une fuite. » (18.07.40)

« Ce matin, envoi de Georgette : le texte des allocutions du géné­ral de Gaulle à la Radio anglaise. C'est à la fois désolant à lire, par une sorte de perspective de trahison qu'il semble bien qu'elle évoque, et réconfortant par l'énergie de guerre qu'il exprime de la part de l'Angleterre. » (21.08.40)

Arrestation de Blum. Léautaud fulmine :
« Annonce dans les journaux du soir de l'arrestation de Léon Blum. Grand sot ! qui voulait gouverner des hommes en prophète, en leur annonçant tous les jours la terre promise, en leur laissant un commencement de liberté pour la réaliser, pour être ensuite effaré, a-t-on dit, des résultats produits. Il a aggravé à l'extrême ce qu'on appelait la lutte des classes, détruit tout sens moral dans le monde ouvrier, plus juste serait de dire des salariés de tout rang, un désorganisateur, on peut dire, de première classe. Le grand rabbin ne se trompait pas en lui déconseillant de prendre le pou­voir, pour le tort qu'il allait causer à ses coreligionnaires. Quand on songe qu'on a vu des meetings d'ouvriers appelés à donner leur avis sur le contrôle des changes ! Et le fameux « savant » Jean Perrin, dans un meeting du même genre, annonçant à ses auditeurs que, grâce aux loisirs, la grande culture régnerait pour tous. Et les Langevin, les Joliot-Curie et d'autres, faire les grands augures politiques. Ce que ces gens-là doivent être de complets imbéciles en dehors de leur savoir scientifique ! Tout comme bien d'autres en dehors de leur savoir professionnel ! Occupons-nous de ce que nous connaissons et méfions-nous des violons d'Ingres. » (16.09.40)

« J'ai eu alors ce mot sur Duhamel : « Il a le diabolisme de la pitié. » Bernard était ravi. « Vous ravivez tout, vous le peignez au complet d'un mot. » Je crois qu'en effet ce mot est bien tout Duhamel. Encore un livre de bas étage à son actif. » (23.10.40)

Sur Rodin :
« (...) mon opinion sur les maçonneries de ce grand imbécile, (...). » (25.10.40)

« (...) les jeunes gens qui ont subi l’influence de Gide sont de pauvres cervelles, pas solidement construites. J'ai rapproché aussi le cas de Gide, s'effondrant un jour sur le fauteuil dans mon bureau en me disant : "Je ne peux plus être heureux depuis que je sais qu'il y a tant de gens qui ne le sont pas", et le cas de Benda, qui a raconté qu'à l'époque de Pages libres, fondées et publiées par trois jeunes écrivains extrê­mement pauvres, qui mettaient toutes leurs ressources dans cette publication, il venait chaque jour un moment avec eux, trouvant à cela comme une rédemption d'être riche et d'être né dans un milieu riche, -et dit une fois de plus que je ne vois là qu'une bassesse d'âme répugnante, car quelle honte y a-t-il à être né riche, et surtout, lorsque comme Benda et comme Gide, on a pro­fité de sa fortune pour se vouer aux travaux de l'esprit ? J'ai aussi parlé du goût du martyre chez Gide et que, si on lui disait que le bonheur du monde est assuré s'il accepte d'être crucifié, il accepterait aussitôt. Alors qu'on ne doit se laisser crucifier pour aucune cause au monde. » (30.10.40)

« Bien ri, tous les trois, pen­dant une bonne demi-heure, dans un commun mépris, de la honte de Gide et de Benda pour leurs situations d'hommes riches, de ces universitaires qui mettent de gros souliers et des vêtements communs pour aller faire des conférences au peuple, de ces fameux imbéciles de Paul Langevin et Jean Perrin jouant, comme ils l'ont fait, aux augures politiques et sociaux, le premier incarcéré depuis une quinzaine au nombre des fauteurs de guerre, moi disant que pour toute punition on devrait le « renvoyer à la terre » et le faire garder les oies. Je ne l'ai pas dit, mais je le pensais en moi-même : ce n'est tout de même pas mal de ma part de m'être moqué de ces bonshommes et d'avoir montré leur prétentieuse sottise alors que personne ne disait rien contre eux. Mérite d'avoir du bon sens, là encore. » (05.11.40)

Le sens de l’autodérision :
« Mme Izamhard dit que Duhamel avait le visage défait en assis­tant ce matin au rangement de tout le tirage de son livre, pour être ensuite mis sous scellés par les deux officiers allemands. Si vraiment Duhamel a eu cette mine effondrée, devant le sort donné à son livre, quel manque de ressort, d'esprit, de solidité. Il aurait pu rire, se moquer, même tirer avantage de compter à ce point pour les Allemands. » (25.11.40)

Du positif sur Céline :
« A tous les traits que m'a racontés Combelle, Céline digne de sympathie et d'estime. Misanthrope forcené. Combelle m'a répété ce mot de lui : « Ce n'est pas médecin que j'aurais dû être. C'est général. J'aurais pu envoyer les hommes à la mort, - ou les sauver. » Il a eu une enfance affreuse. Il a fait les pires métiers manuels, pour subvenir aux frais de ses études de médecin. Il a fait la guerre 1914-1918 et à la suite d'une blessure a été trépané. Ce qui explique un peu la sorte de folie, d'hystérie qu'il y a dans ses écrits. Son premier livre : Voyage au bout de la nuit, refusé par Gallimard. Refusé également par un autre éditeur. Céline prend un papier d'emballage, y fourre son manuscrit, sans autre nom que Céline comme auteur, sans adresse, et le dépose chez le concierge de l'éditeur Denoël un samedi soir. Denoël lit, émerveillé, trans­porté et, par l'intermédiaire d'un ami auquel il en parle, arrive à découvrir que Céline, c'est le docteur Destouches. Il était médecin dans un dispensaire de la périphérie ou de la banlieue. » (17.02.41)

Bernard collabo :
« Bernard ne se gêne pas pour lui dire qu'il se réjouit à. l'avance des extrêmes pri­vations alimentaires que nous aurons sans doute à. subir bientôt, lui, avec ses amitiés allemandes, se tenant pour assuré de ne man­quer de rien. » (05.03.41)

[Lire les nombreuses critiques sur Bernard p. 360 et suivantes]

Sur Chamfort, l’Académie :
« Il faut l'état social, les tendances politiques que nous avons vues et subies en France ces dernières années, l'immonde et mal­faisant Front populaire, pour me faire m'arrêter à la démagogie qui prit Chamfort dès les débuts de la Révolution et au double jeu qu'il joua en ces circonstances, tout ensemble ami et favorisé de nobles comme le comte de Vaudreuil, et combattant la noblesse par ses écrits et ses propos. Il se reprit quand il vit les excès et les infamies de la Terreur, au point d'en devenir victime lui-même. Quand même, cette démagogie étonne chez un pareil esprit, et qu'il ait pu souhaiter avec cette passion l'avènement du plus bas peuple. C'est pénible à écrire, Chamfort disant : « Je ne croirai pas à la Révolution tant que je verrai ces carrosses et ces cabriolets écraser les passants », c'est l'envieux d'aujourd'hui, à l'esprit borné et haineux, disant : « Qu' est-ce qu'ils ont besoin de châteaux, ces gens-là. » (09.07.41)

« Reçu trois cartes de Rouveyre. Il commence à m’excéder avec ses effusions. » (03.09.41)

Renvoi du Mercure :
« Ce soir, à 5 heures, attitude et propos de Bernard avec moi purement odieux. Sa voix s'étranglait dans sa gorge. Et jusque je ne sais quelle menace. Tout cela parce que, un gros orage s'étant produit, le fond du magasin s'est trouvé inondé, le toit étant depuis longtemps détérioré, toutes les piles de paquets de volumes sous la voûte, le premier paquet du bas baignant dans l'eau, et que j'ai fait cette observation, puisque pareille chose n'est pas nou­velle, qu'on aurait pu prendre la précaution de placer les piles de paquets de volumes sur des poutres les isolant du sol et qui auraient laissé un passage à l'écoulement de l'eau. Je suis resté à le laisser vociférer, en lui répondant à peine. (...) Il est inadmissible qu'un homme comme moi, attaché au Mercure depuis 45 ans, soit traité de cette façon. Je ne suis pas de l'avis de Duhamel. Et le drôle, dans cette affaire, c'est de m'entendre traiter, moi ! de gaulliste ! Je sais bien ce qu'il aurait voulu : que je m’emballe et y trouver un prétexte pour me mettre dehors. Il n’aura jamais cela de moi. » (25.09.41)

Cette espèce de grand sot que Vigny donne l'im­pression d'avoir été, avec sa façade de cygne immaculé et sa lubri­cité intime, n'avait pas tout à fait tort de se moquer de sa gran­diloquence.
« Pardonne à mon écriture. Les morts tiennent mal la plume. » Ce qu'il faut lui reconnaître, c'est un grand sens de l'honneur, du devoir, de la fidélité. Un grand désintéressement. Le sens de la grandeur, du décor. Le tombeau du Grand Bé est une trouvaille prodigieuse. (20.01.42)

Critique d’un titre de Rouveyre :
Que de méandres en son esprit ! Que de détours, de reprises, de feintes ! Que de petits sacrifices à la vérité, - on peut du moins le supposer, - pour certains petits effets de complications et d'analyse ! Je vais même être obligé de n'être pas du tout de son avis, cette fois-ci encore. C'est lui, à, son tour, qui va me trouver assommant, difficile, jamais content. (27.01.42)

(...) Hitler est décidément une personnalité, que son oeuvre soit bonne ou mauvaise, bienfaisante ou malfaisante, - les conqué­rants sont toujours malfaisants, européennement ou coloniale­ment : la colonisation n'est-elle pas un attentat monstrueux, moralement et physiquement, contre des peuples tranquilles, qu'on va massacrer et déposséder, -et encore qu'on puisse reconnaître que la volonté d'Hitler de faire rentrer sous le nom d' Allemagne tous les peuples voisins d'elle et d'origine allemande ne manque pas de justesse, Caussy me répond sur mon mot : personnalité : « Son Etat-Major, oui. C'est lui qui a tout fait. Hitler est un primaire qui ignore tout de l'Histoire. N'importe qui ferait ce qu'il voudrait avec un peuple comme les Allemands. » Caussy me fait l'effet d'être comme Maurras, avec le grand talent de celui-ci en moins : de voir, encore aujourd'hui, toute la politique sous les aspects du traité de Westphalie. Caussy, qui ressemble beau­coup par le visage à Poincaré, a cette autre ressemblance avec lui : l'entêtement dans les idées en dépit des circonstances nou­velles. (31.01.42)

Je le note tout de suite de peur de l'oublier : je n'ai jamais trouvé que Gide écrive aussi bien qu'on le dit. Loin de là, même. Il a pour moi le style de sa forme d'esprit : maniéré, réticent, hésitant, et souvent le style d'un précieux, avec des inventions fâcheuses. Cette seule citation, cette peur de n'aussitôt... Vraiment, les gens qui trouvent que c'est là écrire à la perfection !... J'ai acquis pour lui, ces dernières années, l'homme (sa forme d'esprit, sa conduite sociale, pas l'homme privé, généreux, désintéressé, dédaigneux des honneurs et de la publi­cité) et sa littérature, une antipathie extrême. (...) Je note ici, pour ne pas l'oublier, ma définition morale et littéraire de Gide, qui a toujours rencontré l'approbation : un homme qui ne fait jamais un pas en avant sans en faire aussitôt deux en arrière. (14.05.42)

Après un discours de Pétain :
(...) cela nous change des palabres redondants et malfaisants, appels à la haine et au désordre, d’un Jaurès et de ses successeurs. (17.05.42)

Sur Le Voyage intérieur de Romain Rolland :
C’est simplement inepte d’écrire des niaiseries de ce genre à l’âge de Romain Rolland. Je n’en suis au reste pas surpris. Je lui ai toujours trouvé l’âme d’une modiste dans ce qu’il écrit. (22.05.42)

Gide, Mauriac et Valéry ont posé comme condition à leur acceptation : l'exclu­sion de la revue de tous les écrivains ayant laissé voir dans leurs écrits des opinions ou sentiments pro-allemands. Et ils se disent. contre les régiments autoritaires ? On reconnaît bien là Gide le bolcheviste, l'adepte du Front populaire espagnol, Mauriac, le Tar­tufe démagogue, Valéry , le prébendier de notre Front popu­laire. (28.08.42)

Hommage à Marie qui l’a élevé jusqu'à ses dix ans, cf. 21.09.42.

Les bêtes ne l'intéressent pas au degré qu'il faudrait. Nature trop sèche, trop pratique avant tout, trop guidée en tout par l'intérêt moral ou matériel. (20.01.43)

Ces hommes, ces esprits supérieurs, un Sainte-Beuve, un Gour­mont, d'autres qu'on ignore, restés jeunes de cœur et de sens malgré leur âge, privés de la femme, privation dont ils souffrent d'autant plus qu'ils sont doués pour savoir se connaître et se voir eux-mêmes, cela aussi est comique, n'est-ce pas ? (27.12.43)

A côté d'une pareille sottise, qu'il faut qu'elle [Le Fléau] m'ait aimé, tout au moins que j'aie représenté pour son plaisir des sens quelque chose qui comptait (sa féroce jalousie, toujours en éveil), pour qu'elle me garde, après dix ans de notre rupture, un tel ressenti­ment, son sot amour-propre, sa sotte vanité, son sot aveugle­ment sur elle-même l'empêchant de voir qu'elle en a l'entière responsabilité. C'est bien toujours la même femme qui, à midi, me mettait à la porte de chez elle, et qui, le soir, au lit, se livrait à toutes les caresses possibles. (04.01.44)

Mme Gould a une certaine distinction. Elle s'exprime fort bien. Aucune vul­garité de manières ni de ton. Goût parfait dans sa toilette. Ceci surtout : elle ne se coiffe ni ne s'habille à la mode : jupe longue et cheveux relevés en torsade sur la nuque comme autrefois. Juste­ment ce qui est son mérite à elle-même, qui a gardé ses cheveux intacts et se coiffe de la façon la plus prosaïque, tout comme elle porte ses robes à peine courtes. (12.03.44)

Marcel Déat, promu récemment ministre du Travail, - il a sué assez d'articles pour y arriver, on a dû trouver ce moyen pour se débarrasser de lui et en même temps donner confiance au « peuple », - se répand en discours démagogiques, en promesses et doctrines irréalisables, comme ses devanciers pro­mettaient la lune aux prolétaires, et cela dans des phrases, un vocabulaire, des formules que ceux-ci doivent être bien embarrassés de comprendre, ce qui est peut-être voulu, pour pouvoir leur dire un jour devant leurs réclamations : « Mais non ! Vous avez mal interprété. Je ne voulais pas dire cela. » Il vient de pronon­cer un nouveau discours, que nous donnent les journaux. On y trouve ceci : « Nous sommes entrés dans une prodigieuse révolution planétaire. » Une révolution planétaire ? Une révolution des planètes, alors ? Si les planètes s'en mêlent, la guerre n'est pas près de finir. On peut être un malin, un roublard, j'accorde même : un homme intelligent. Quand on s'exprime de cette sorte, on est un sot. Plus loin, il parle des résistances des ennemis de la Charte du Travail : « Avant que soient prises des sanctions spectaculaires contre des hommes... » Spectaculaire, depuis quelque temps, et dans les circonstances actuelles, veut dire : pour l’oeil, pour la forme, pour la façade, pour le spectacle, en un mot. Aveu invo­lontaire ? Ignorance du sens du mot ? Je redis : un sot. (30.05.44)

Je ne lui en ai jamais voulu. Ce n'est pas dans mon caractère. Quiconque écrit doit s'at­tendre et s'exposer au jugement, à l'appréciation de n'importe qui. J'ai toujours pensé ainsi. Je n'ai pas changé, mais ce garçon qui me demande à être reçu par moi, qui pendant une heure se répand en paroles de sympathie, de plaisir, pour mon accueil cor­dial, mes façons simples, camarades, sans aucune pose, compare avec l'accueil et les façons de certains autres, me nommant à ce sujet Georges Duhamel, me demande la permission de m'amener sa femme qui « serait si heureuse de me connaître », qui reste une heure et demie chez moi dans ces dispositions, et qui, après cela, écrit un pareil article, me peint, moi et mon intérieur, de cette façon ? Je trouve le contraste un peu excessif, voilà tout. C'est le pendant de Charles-Henry Hirsch écrivant sur moi sa diatribe : Monsieur Batulle et ses amis, et disant ensuite à Mlle Blai­zot, au Mercure, qu'il la regrette, et poussant l'inconscience à la prier de me dire qu'il serait heureux d'avoir ma visite. Qu'est-ce que c'est que ces gens qui écrivent et regrettent après ce qu'ils ont écrit ? Des sots ? des gens sans réflexions ? sans sens critique ? En tout cas, pas dénués d'une certaine bêtise. (11.11.46)

Sacha a vieilli. Le visage empâté. Presque des bajoues. Les che­veux gris. Et ce détail curieux : comme à ma visite rue Boissière, après sa mise hors de cause, pas rasé au moins depuis deux jours. Vêtu d'une robe de chambre d'hiver, confortable, où le vert, le rouge et le marron se mêlaient, avec un foulard réunissant ces trois couleurs. De très belles pantoufles, ou mules, très confortables également. Au total, avec ce visage de comédien, si expressif, un beau portrait en pied à peindre, école du XVIIIe. La Tour, par exemple. (14.12.46)

Le prétendu remarquable Alain est mort. Dans Combat, flot de panégyriques extraordinaires : Jean Prévost, Maurois, Maurice Nadeau, Pierre Bost, pour lui « le seul grand homme », S. de Sacy. Pauvres gens, à qui il a fallu un professeur pour leur mettre quelque chose dans le cerveau, « apprendre à penser », comme dit Jean Prévost. On cite de cet Alain cette sorte de principal principe de sa doctrine : « Il faut aller à la vérité de toute son âme », ce qui est de la littérature, et assez niaise. Pilate lui était bien supérieur en esprit, en pensée, en jugement critique, avec son : « Qu'est-ce que la vérité ? » Et en effet, elle est multiple, elle a d'innombrables faces, et chacune de ces faces a son contraire. Au point qu'on peut dire qu'elle n'existe pas. Ce mot de Pilate, d'une autre hauteur philosophique que les propos de cet Alain, disciple de Lagneau, que Barrès disait n'être qu'un sot. (07.06.51)